Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE OÙ DANS L’OMBRE SE TERRAIT…
LA PIÈCE OÙ DANS L’OMBRE SE TERRAIT…

LA PIÈCE OÙ DANS L’OMBRE SE TERRAIT…

Lorsque la douleur revint me brûler les nerfs, alors que la sensation de rentrer encore une fois dans mon corps trop petit me dévorait, j’aurais voulu hurler. Mais une main fermement plaquée sur ma bouche m’en empêcha. Manquant de m’étouffer, au supplice, je me forçai à respirer par le nez, et à calmer les battements de mon cœur. Presque paralysée, une larme coula de mes paupières grandes ouvertes sur le noir. J’étais de nouveau aveugle.
Je portai mes mains à mon visage, et je sentis la pression de la corde sur mes poignets. Mes doigts rencontrèrent ceux glacés d’Ombre, qui me couvraient les lèvres. Ils se déplacèrent, une fois assurés que je ne crierais pas, pour m’entourer le visage et essuyer ma joue. Et puis, comme on règle une télé, des points gris clignotèrent avant de se stabiliser.
Autour de moi se dessinaient des reliefs fuyant, en blanc sur fond noir. Je reconnus l’étrange vision que j’avais lorsque Ombre partageait ses yeux avec moi, comme avec dans le marécage. Lentement, je bougeai la tête pour voir mon environnement. Des murs de pierre, un sol dallé, et dans un coin… Une masse mouvante, qui, je m’en rendais compte maintenant, émettait des gargouillements et bruits de succion… la Créature ! J’eus un mouvement de recul qu’Ombre réprima.
—Surtout, ne bouge pas ! N’émets pas un son ! Elle repère ses proies grâce aux mouvements et aux bruits.
La voix d’Ombre se glissa dans mon oreille, à peine murmura. Je déglutis, et opinai. Message reçu cinq sur cinq. Je ne pouvais détacher mes yeux de cette chose qui glougloutait à quelques mètres de nous. Peut-être était-ce dû à la vision déformée que j’avais, mais il me semblait qu’elle était plus petite que lorsque nous l’avions combattue. Malgré tout, elle déclenchait chez moi des tremblements de plus en plus incontrôlables. Ombre me serrait fort dans ses bras, autant pour m’empêcher de bouger que pour me rassurer, mais j’allais craquer.
Trop. Trop de choses se bousculaient dans mon esprit. Je n’arrivais pas à faire abstraction de ce que je venais de voir dans le couloir, ni de ce qu’Aden m’avait dit, ni de ce que je voyais, ni de la haine qui me parcourait. J’étais submergée, déchirée.
Un gars ne pouvait pas être vivant, là, comme ça, dans un couloir, comme rien ne s’était passé.
Jad ne pouvait pas être mort.
La Créature ne pouvait pas se trouver juste là.
Un gémissement m’échappa. Aussitôt, la masse se figea, avant d’avancer un tentacule, à tâtons, dans notre direction. On allait mourir. On allait mourir à cause de moi. Mourir.
Mourir.
Plus que ce mot.
Mourir.
En boucle.
Mourir.
Ombre réagit alors j’étais tétanisée. Elle se colla à moi jusqu’à épouser la forme de mon corps, et me força à bouger, tout doucement, sans un bruit.
Nous nous décalâmes sur le côté tandis que le tentacule cherchait toujours plus en avant. Rasant le mur, nous nous éloignâmes progressivement d’un mètre, puis de deux, si lentement que la Créature ne nous détectait pas.
Je me laissais faire, amorphe.
Mourir.
Pourquoi ce mot m’attirait-il autant ?
Mourir.
Après tout, ne serait-ce pas plus simple ? Me laisser absorber et digérer par la Créature, libérer Ombre de ma pesante présence, arrêter de chercher un sens à tout ce qui m’entoure. La Mort a déjà cueilli tellement d’aventuriers, pourquoi pas moi ?
Mourir.
—Tu ne peux pas mourir maintenant.
Qui ? Qui venait de me parler ? Cette voix venait de me tirer légèrement en dehors de mon hébétude.
—C’est Awitchakaën. Le Démon des Rêves. Reprends-toi. Tu ne peux pas mourir maintenant.
—Awi…tchakaën ?
—Oui ! Tu ne te souviens pas ? Le Démon qui a dévoré tes souvenirs.
—Si, mais… qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’es pas avec le nain ?
—Aux dernières nouvelles, j’étais dans ta tête, à la fin de votre combat. Mais tu as perdu conscience, et je n’ai pas compris pourquoi, mais je me suis fait éjecter de toi, et impossible de revenir. Du coup, je suis effectivement allée chez le nain, mais… À nouveau, quelque chose de bizarre est arrivé. Ils descendaient vers le niveau -8, quand d’un coup, Un gars a disparu. Comme ça, sans laisser de traces. Et ils n’ont rien remarqué, aucune réaction. Rien. Nada. Comme si c’était parfaitement normal. Comme s’il n’avait jamais été là. Et puis… Il y a eu comme un brouillard dans la tête du nain, et quand je regardais ses souvenirs, toute apparition de Un gars depuis le saut avait disparue. Pourtant, je n’avais rien touché. J’ai fait un tour dans la tête des gardes, mais c’était pareil chez eux. J’ai posé la question au nain, il m’a répondu qu’il ne l’avait pas vu depuis le combat contre le Château. Tous ses souvenirs étaient falsifiés. Je t’ai cherché, sans te trouver, impossible de te localiser. Nous sommes arrivés au niveau -8 et là… ils m’ont éjecté du nain. Impossible à nouveau de rentrer dans sa tête, et même dans la pièce. C’est à ce moment que je t’ai sentie à nouveau, et je t’ai retrouvée.
Je l’écoutai, sans réagir. Je me souvenais, en effet, qu’il était en moi avant qu’Aden ne m’asphyxie, et après… j’avais vu Leeko, alors que je n’aurais pas dû pouvoir. J’avais rencontré Aiden et perdu mes yeux. J’avais retrouvé Ombre et appris sans le croire la mort de Jad par la bouche d’Aden. J’avais, guidée par Ombre, sauté par une fenêtre, pour passer au travers d’un mur. J’avais vu Un gars, alors que ça n’aurait pas dû être possible. J’avais vu la Créature. J’avais voulu mourir.
Et maintenant ?
—Ah ouais… bon déjà, tu arrêtes avec cette idée de mourir, ce n’est pas du tout la bonne solution, mais alors vraiment pas. Ensuite, je suis un peu rassuré, ce n’est pas moi qui deviens barjo, tu as bien vu Un gars comme moi. Bon, par contre, je ne m’explique pas trop sur comme il est arrivé dans ce couloir, mais déjà, on avance un peu. Et puis… Comment tu as fait pour voir cette Leeko, et Un gars, justement ? Comment fais-tu pour faire voyager ton esprit en dehors de ton corps ? Et, pour te rassurer, tu n’es pas devenue aveugle, enfin, je crois, ce serait plutôt le contrecoup de tes visions.
Il avait suivi chacune de mes pensées, lové dans ma tête comme un prédateur à l’affut. Une autre voix, plus douce, s’ajouta :
—Mon ancienne propriétaire avait une fois évoqué ce phénomène. Elle avait appelé ça un Paradoxe je crois. Un évènement qui arrive, et qui altère une réalité pour en créer une autre, affectant certaines personnes et pas d’autres. Et si ce n’est pas ça, ça y ressemble beaucoup.
C’était Ombre. Elle s’était glissée dans la conversation, s’ajoutant au mélimélo de mon esprit sans se faire remarquer, écoutant. Mon corps avait arrêté de se mouvoir sous son impulsion, le plus loin possible de la Créature et de son tentacule qui arrêta son investigation, bredouille. Je sentis l’admiration d’Awitchakaën pour les connaissances d’Ombre.
—ça tient la route. Un Paradoxe, tu as dit ? Je vais voir si je ne trouve pas des infos… Je reviens quand j’en sais un peu plus. Je regarderais aussi si je trouve quelque chose sur les visions que tu as, Analayann. Ah, et si vous voulez sortir, je crois qu’il y a une échelle un peu plus loin. L’Ombre, prends bien soin d’elle. Elle ne doit pas mourir.
—Je sais. À plus tard, Awitchakaën.
—Et,… euh… Analayann… je suis désolé, pour Jad…
Et il disparut de ma tête. Ses mots m’avaient calmée, il avait apporté des réponses à certaines de mes questions, même si beaucoup de choses restaient obscures, mais sa dernière phrase remua les cendres encore brûlantes du souvenir du magicien. Ombre me serra longtemps dans ses bras, avant de se positionner face à moi.
—On va y aller. Je vois l’échelle, regarde par là, elle n’est pas loin. En se déplaçant doucement, il n’y aura pas de problèmes. On va sortir de cet endroit. Tout va bien se passer.
Je vis dans la direction qu’elle pointait un simulacre d’échelle en blanc sur le mur noir et hochai la tête. Elle replaça doucement une mèche derrière mon oreille avant de guider mes gestes.
Petit à petit, nous nous rapprochâmes de notre point de sortie. La Créature ne nous détectait pas, plus aveugle encore que moi, et bientôt, je posai enfin mes doigts sur le métal froid d’un des barreaux. Commença alors l’ascension. Sans Ombre, je ne serais déjà plus là depuis longtemps, et c’était encore plus vrai maintenant. Sans elle, comment pourrais-je « voir » chaque barreau ? Sans elle, qui me guiderait pour m’empêcher de tomber à chaque palier ? Elle me soutenait, me supportait, poussait chacun de mes gestes. Elle était plus vivante que moi.
Il nous restait moins d’une dizaine de barreaux. J’empoignai le suivant et poussai sur mes jambes pour m’élever, quand mon poids m’attira vers l’arrière. Je basculai. Ombre m’attrapa, ainsi que l’échelle, et stoppa ma chute. L’échelle protesta en grinçant. La Créature se figea, avant de projeter un tentacule dans notre direction. Ombre me tira, me poussa, me forçant à grimper. Mais je ne pus aller plus loin. Autour de ma cheville, je sentis quelque chose de froid et visqueux.
Le temps fut suspendu l’espace d’un instant.
Puis une secousse m’arracha avec force du mur, entrainant Ombre en même temps.
J’eus le souffle coupé, incapable de reprendre ma respiration dans la matière dans laquelle j’avais chu. Je sentis la masse se déplacer, Ombre et moi à l’intérieur. Et l’air me manqua.

Partager...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

CHÂTEAU CENT MILLE

GRATUIT
VOIR