LE MONOPRIX
LE MONOPRIX

LE MONOPRIX

Pièce n°1856
Écrite par troispetitspoints
Explorée par Ombre
En compagnie de Analayann, Devhinn & Jad de Salicande
Fait partie de la saga << < Chutes prophéties et assimilées

Des gâteaux.

Des tonnes, des tonnes et des tonnes de gâteaux, en paquets bien alignés sur des étagères sans fin. C’est la première chose sur laquelle mes yeux se fixent, et quelque chose me tord l’estomac. La faim ? Ai-je faim ? Ai-je cette capacité ?

Parvenir au stade de perdition où je ne sais même plus si je suis censé, parfois, manger ou non.

La crise existentielle que Devhinn semble avoir traversée parmi les roseaux, ses yeux perdus dans l’absurde, paraît l’avoir quitté. Il a désormais son but, retrouver l’elfe. De vagues souvenirs me traversent, peut-être l’avions-nous déjà croisé.

Une bribe de souvenir me traverse, une bataille, il y a si longtemps, tant de pièces et d’horreurs se sont déroulées par la suite que je n’en suis plus certain-e. Devhinn aux côté de cet elfe, je ne m’étais à l’époque pas arrêté-e à ce compagnon, nous étions tant à explorer en groupe. Probablement est-ce moins le cas aujourd’hui, tenir la route ensemble, malgré les pièces qui passent.

Brise la route. Brise leur route

Une autre bribe me traverse, la Créature visqueuse, les deux fois où elle nous a englouti-es avec Analayann.

Analayann nouvellement aveugle, apprenant à tatônner avec ses moyens de fortune, la vision que je lui partageais sans y réfléchir, sans combines pour la lui soustraire.

L’elfe, mes mains qui pansent, soignent, cherchent, aident.

Peu importait à l’époque qui il l’était. Inconnu ou ami, j’aurais aidé, pansé, soigné qui croisait ma route.

Aujourd’hui, cette course poursuite vers l’elfe que Devhinn poursuit me met en rage, il semble le connaître, le connaître bien mieux que nous et nous n’en savons rien.

J’ai auparavant tout donné pour cet inconnu, mais maintenant qu’il s’avère qu’un des nôtres le connaît, le cherche, a besoin de le retrouver, une rage se réveille en moi.

Je n’en ai plus rien à foutre de cet elfe qui a aspergé l’Oublieuse de son sang, ne suis plus prêt-e à tout sacrifier pour le sauver, ne suis plus prêt-e à rien, ni pour lui, ni pour Devhinn, ni pour personne.

Personne hormis elle.

Quelque chose débloque, et la part de moi s’effrayant de ce que je deviens, s’effraie également de pourquoi je le deviens.

J’ai l’impression d’aussi peu connaître mes compagnons d’infortune que l’être cloué dont le sang a imbibé nos vêtements, ne faisant que recouvrir ceux de tant d’autres qui, en séchant, les ont rigidifiés. Analayann a raison, ils devraient se changer.

Et manger. Même si nous ne partagions pas nos pensées, le gargouillement du ventre d’Analayann l’aurait trahie. Il est immédiatement suivi de borborygmes semblables de Jad et Devhinn. Ce dernier tourne la tête pour ne pas voir les friandises, se concentrer sur la tâche qu’il s’est donné, mais de l’autre côté des étagères de gâteaux, un rayonnage entier de pains. Pain de mie, complet, viennoiseries, pains à cuire.

Devhinn semble lutter de toutes ses forces pour ne pas ralentir, retrouver l’elfe, retrouver Eno, retrouver les contrôleurs, poursuivant son but que nous ne comprenons pas, et en attendant, nous avons faim.

Jad est le premier à ralentir le pas, Annalayan commence à traîner également.

Devhinn prend quelques mètres d’avance ; la piste n’est pas très complexe à suivre. Le sang d’Eno a inondé le sol et les rayonnages du bas, même Annalayan, en marchant, évite les flaques que sa médiocre vue partagée lui permet tout de même de percevoir. Sa vision n’est pas assez claire pour lire les emballages des sucreries. Jad, lui, le peut, et finit par s’arrêter.

Devhinn se retourne, impatient.

« Qu’est-ce que vous faites ? Faut qu’on chope Eno avant… Avant eux

—On ne le chopera pas avant eux. Même un elfe peut finir par manquer de sang, à ce rythme il ne va pas maintenir la distance longtemps.

— L’adrénaline devait l’aider, je veux dire… argue Analayann, jetant un regard au nez ensanglanté de Jad. Il tapait quand même fort…

—Maintenant qu’il n’a plus Devhinn devant lui… Je l’ai déjà croisé, Eno, lors de batailles où vous sembliez agir en duo, mais j’ignore d’où vous vous connaissez ni ce que tu lui as fait. Il s’agitait davantage de terreur que de hâte de te sauter dans les bras. »

Ma voix est grave, et je ne sais, entre mon ton guttural et la violence de mes propos, ce qui choque le plus mes compagnons.

Devhinn se fige, et bloque un instant sa respiration.

J’ai touché juste. Il a mal. Peu importe le prix qu’il me fera payer pour ces propos, je savoure cet effet. Son choc. Sa douleur. L’idée d’avoir remué le couteau dans une plaie que je ne vois pas, mais sens bien. En parlant de plaie, celle de ma cheville recommence à pulser. Bam. Bam. Bam. Mon cœur bat lentement.

Le visage de Devhinn se tord un instant de fureur. Je ne sais ce qu’il voit, je ne sais pas quelle forme j’ai pris à cet instant (silhouette grise, ombre au sol?).

Ignore-toi toi-même, ce n’est pas toi qui compte. C’est elle

Mais je le fixe dans les yeux, droit dans les yeux, ce que je vois dans les siens — mélange de chagrin, de douleur, de haine — me terrifie.

Me plaît

M’horrifie.

Me fait jubiler

Analyann tente de calmer la tension qu’elle sent monter. Non pas en me sommant de m’excuser, ce que de toute manière je n’aurais pas fait, mais en me cherchant des justifications. Un énième rictus tord mes lèvres.

« Arrête Ombre, l’elfe avait juste mal… et toi aussi tu as mal. Tu as besoin de repos… Et de soins peut-être, d’où vient cette blessure? Elle te fatigue tant…

— T’aurais eu mal toi aussi à être cloué au fond d’une barque, lui rétorque Devinnh. Remarque se faire renverser par une bagnole, ça n’a pas dû être confortable non plus. Tu ressens les douleurs de l’humain-e que t’accompagnes ? »

Touché, coulé, à son tour de viser un peu trop juste. Analayann commence à me justifier, que oui je sens sa douleur, et qu’elle sent les miennes — à quel point tu te trompes, Oublieuse —

Jad interrompt la discussion qui de toute manière s’enlise. Le temps de nous écharper sur la possibilité de rattraper Eno et/ou les contrôleurs, tout ce beau monde a dû filer bien loin. Un paquet de cookies à la main, il les engloutit un par un. Je n’ai pas le temps d’entendre sa participation à cette discussion stérile, l’odeur s’engouffre dans les narines d’Analayann et Devhinn, qui s’interrompent.

Manger.

Il y a tout à disposition ici.

Et peu importe si c’est empoisonné, périmé, moisi :

Qu’est-ce qu’on a faim.

Le court silence qui suit confronte chacun à un choix tacite.

La faim, le froid, la soif.

Ou le destin, l’honneur, les émotions.

L’espace d’un instant, l’illusion que le Château nous a rassemblé (contre lui) se fissure. Nos dissemblances qui avant nous séparaient— nos mondes, nos chemins, nos états actuels —  redeviennent abîmes.

L’espace d’un instant, j’ai envie d’hurler. Une brève seconde, un torrent d’émotions me parcourent. La seconde suivante, je notifie, avec une froideur et un cynisme qui me semblent être à la fois neufs et éternels, j’ai eu des émotions.

Noté.

Maîtrise-toi. Sépare-les. Fais mal. Blesse-les. Sépare-les

Jad ouvre un nouveau paquet, des croissants cette fois. Ce geste si banal, prendre un aliment, le porter à sa bouche, illustre ses arrières-pensées

Nos destins, nos honneurs, c’est bien beau d’être héroïques mais une fois mort-es de faim, de froid ou de constipation, ce sont les mêmes vers qui dévorent les lâches et les braves.

Devhinn doit serrer les dents pour ne pas suivre le croissant du regard. Lui aussi crève de faim, et le dissimuler lui demande une grande force mentale.

D’un geste nonchalant — peut-être que j’en exagère trop le naturel — je tends la paume vers le rayonnage d’en face, et frôle un paquet de madeleines. Nous explosons.

Le contact des madeleines me nourrit de mille images à la fois, de tant de visages que j’ai tant aimés.

Tant détruits

Tu ne les as que détruits. Tu ne sais faire que ça

Plongeant des petits gâteaux dorés dans des tasses de chocolat, les dévorant en riant, les tendant à d’autres personnes.

Tant de visages, que je ne porte plus complète attention à celle qui devrait monopoliser toute mon énergie.

Toute ma concentration. Toutes mes forces.

Tout

Analayann est perdue, car Devhinn, lui, n’a pas retenu son envie d’hurler devant mon geste, qui n’était destiné qu’à cela, lui montrer que moi non plus, je n’en ai rien à faire de son elfe, de son honneur, de lui, que j’ai juste faim (faux) et que je m’en fiche (faux. Vrai. Faux.)

Nous jetant un dernier regard où se mêlent incompréhension, détermination, faim et une lueur de mépris pour ceux qui priorisent leurs besoins primaires, il tourne les talons et suit, à grands pas, les traînées du sang de l’elfe.

Analayann est déchirée entre le suivre, rester avec nous, trouver comment le faire revenir, comment nous convaincre de le suivre et rester groupés.

Jad m’observe, figé, le croissant à mi-chemin de sa bouche. Je porte une ombre madeleine à ma bouche, me forçant à dissimuler le trouble que ce goût fait repartir de plus belle. Ma main tremble, trop légèrement pour que Jad y porte attention, peut-être ne voit-il dans mon geste qu’une approbation du sien : on a faim, on a le droit de manger, pourquoi se précipiter à la suite d’un être dont nous ne savons rien et dont Devhinn ne nous a pas expliqué l’importance.

Analayann, elle, a noté mon tremblement, ou bien la douleur de ma cheville qui lance de plus en plus fort, ou bien mes pensées tourbillonnant à la lisière des siennes, mêlant des visages qu’elle découvre en même temps que moi. Le gouffre se creuse, prend-elle conscience qu’elle ne me connait pas si bien ? Et que moi non plus, je ne me connais pas ? Plus ?

Elle hésite de longues secondes. Nous avons passé deux pièces groupés, voilà que nous nous re-séparons de nouveau, pour une raison si terre à terre qu’est la faim. Qui elle-même couvre nos raisons individuelles.

« Devhinn ! Devhinn ! Reviens, attends ! Ne pars pas s’il te plait… Ne pars plus… »

Ne se résolvant à se séparer de nous, elle l’appelle, mais il ne répond pas

Jad a redescendu la main, et, mâchonnant une dernière bouchée, finit par soupirer :

« Suivons le mais pas au pas de course s’il vous plaît. Lui aussi crève la dalle, il finira bien par craquer avant de trouver une porte. Puis c’est un labyrinthe ici, on va le retrouver avant. Faisons du stock au passage. Devhinn fonce vers son elfe, mais sera bien content si dans quelques pièces si on a anticipé… Anticipé. »

Il ne prononce pas le mot “faim”, mais il flotte dans l’air.

Annalayan s’élance la première, Jad la suit lentement. Je ferma la marche, mâchonnant la madeleine malgré l’écœurement des fragments de souvenirs qu’elle fait remonter.

Les murs sont recouverts de nourriture, bien alignée et classée par catégories d’aliments. Nous dépassons les sucreries où nous avons atterri, tournons à droite, les murs s’ornent maintenant de paquets de chips. Des chips, des chips, uniquement des chips, un stock à nous en faire tourner la tête, nous qui avons eu si faim que nous en avions oublié que nous avions faim, oublié, jusqu’à voir les paquets, le bruit métallique de ces derniers lorsqu’on les manipule. Annalayan sursaute quand Jad en saisit un, et détourne la tête lorsqu’il lui en propose une poignée.

L’odeur du sang d’Eno est si forte que nous pourrions presque nous passer de la marée rouge qui continue de tartiner le sol. C’est notre seule piste pour retrouver celle de Devhinn, qui ne répond toujours pas aux appels qu’Analayann continue de lancer.

Tourner à gauche. Des rangées de papier toilette nous narguent de leurs étagères, double épaisseur, triple épaisseur, confort ultime, Jad et moi laissons échapper un léger ricanement. Jad est un allié temporaire. Je tente de me fondre dans ses envies, ses expressions, ses motivations. Les soutenir, les amplifier, appuyer là où ça fait mal pour le groupe, là où ça peut se briser.

Retrouver l’Oublieuse.

Rien que nous deux

Alors je ricane de concert devant ces propositions nous paraissant si saugrenues, dans ce Château où nous n’avons croisé aucune toilette tout court, alors du vrai papier molletonné ? Et puis quoi encore ? Un spa, une salle de bain, des vêtements propres ?

Nous cessons de ricaner en prenant un énième virage, devant les rangées d’habits soigneusement rangés sur des cintres. Analayann presse le pas, il y aurait tant à voir, à fouiller. Elle qui réclamait deux pièces auparavant, dans la foule méprisante de Châtelet, une prochaine pièce accueillante, la voilà servie mais nous n’avons pas le temps. Elle attrape au passage un pantalon et un haut cintré, les premières choses propres et cohérentes lui tombant sous la main. Elle qui au début de nos aventures souhaitait tant savoir ce à quoi elle ressemblait, ne peut plus le savoir ni porter attention aux détails de ce qu’elle aura sur son dos dès qu’elle aura pu se changer.

L’obsession de se débarrasser de la crasse nous recouvrant a pris le pas sur ces détails, mais je sens, dans nos pensées emmêlées où je maintiens de plus en plus difficilement cachées celles qui n’appartiennent qu’à moi, un léger regret, de ne pas avoir le temps de passer un instant plus long ici. Parce que Devhinn. Parce que cet idiot s’en fiche de l’impact de sa quête sur nous. Nous sommes un groupe, bon gré mal gré, mais il n’en a cure de ce genre de détails, seul son propre honneur compte. La colère reflambe mon être. Un nouveau rictus me tord. Je ralentis l’allure, tandis que Jad, avec l’avantage de voir correctement, a saisi au passage quelques habits également. Une tunique de lin sombre, un pantalon gris, une ceinture. Il en saisit une deuxième, en guise d’arme peut-être, ou bien par peur de perdre la première. Il est si émacié que même un pantalon d’enfant risque de lui tomber sur les chevilles. Une idée me traverse pour ralentir un peu notre trio.

« C’est trop grand Analayann.

—De quoi parles-tu ? De ça ? répond-elle en indiquant ce qu’elle a saisi au hasard.

—C’est trop clair et trop grand. On ne saura pas quand est-ce qu’on pourra de nouveau tomber sur une pièce d’abondance comme ça, autant bien choisir.

—On n’a pas le temps, il… Devhinn… Et Eno aussi, il faut qu’on avance…

—On peut prendre le temps. On peut toujours prendre le temps. »

Me retournant, sans prêter garde à l’hésitation qui la parcourt toujours et flambe son âme, je souffle sans scrupules sur le feu des siens et prend tout mon temps pour lui trouver une tenue plus sombre, plus adaptée aux longs usages qu’elle subira probablement, et traîne la patte pour trouver une petite taille. Elle est si menue que les premiers vêtements des rangées seront sans doute trop grands et qu’elle risque de se retrouver elle aussi pantalon aux chevilles. Après tout ce temps à errer, nos forces nous ont quitté et cela se voit, nous sommes réduits à un groupe d’avortons qui prendront du temps à retrouver des apparences moins chétives.

Je finis par lui trouver également un pantalon plus fluide, gris comme celui de Jad, mais d’une teinte plus foncée, identique à la mienne, au gris uniforme de ma peau, certes camouflée derrière les lambeaux qui me servent de vêtements. Il faudrait que je trouve également de quoi me changer. Seul le temps les a abîmés, mais rien ne doit paraître de mon corps en dessous.

Ils verraient. Et ne doivent pas voir que je suis percé-e, percé-e de partout

Nous saisissons quelques artéfacts supplémentaires, des pulls dont nous ne nous soucions pas de la taille, des ceintures supplémentaires, Jad saisis trois paires des gants dont je me saisis des ombres également. Le froid m’atteint vite, très vite, autant prévoir. Les bras chargés de ce fatras, Jad fixe des cabines d’essayage mais Analayann l’interrompt :

« Il faudrait d’abord… Enlever la crasse. Et il file. Imaginez qu’il passe une porte. Encore une. DEVHINN, lance-t-elle, encore une fois, toujours sans réponse. »

J’indique du doigt d’autres artéfacts que nous n’avions pas vu jusqu’à présent, des piles de sac à dos. Nous fourons nos trouvailles au fond, ils sentent le neuf, des papiers y sont accrochés ainsi qu’un objet plat et rond que je tente d’arracher, en vain. Sur le dessus, nous engouffrons ce qui nous encombrait également, les paquets de biscuits et autres denrées alimentaires. Je pointe du doigt le paquet de chips entamé par Jad.

« Finis-le, il prendra trop de place.

Il hésite en tendant le bras, et d’une douceur calculée j’ajoute :

—Profites-en. Elles avaient l’air de te plaire, tu as bien le droit à un peu de réconfort. »

Il semble surpris de ma soudaine gentillesse, tranchant avec la brutalité dont j’ai fait preuve avec Devhinn quelques minutes auparavant, et avec notre relation jusqu’à présent. A-t-il senti que j’étais prêt-e à tout pour les séparer avec Analayann ? Et que cette alliance temporaire n’est également qu’un artéfact dans cet objectif ?

Ses soupçons s’évanouissent rapidement, nous enfilons les sacs désormais pleins puis il saisit le paquet de chips et continue à en engouffrer des poignées tandis que nous nous remettons sur la piste d’Eno, donc de Devhinn.

Dans ma poche, je caresse du bout du doigt les miettes de madeleines, cachant mon trouble à celle qui partage mes pensées et qui ne semble pas s’en rendre compte, concentrée autant que possible sur la piste de son tortionnaire. Ami. Compagnon. Ordure.

Piste qui s’arrête nette au milieu du carrelage blanc. Les éclaboussures semblent avoir rebondi sur un obstacle invisible, doublant la quantité de sang répandue au sol et sur les rayonnages alentour. Une satisfaction me traverse. Peut-être qu’une porte se trouvait là, qu’il l’a franchie, et que Devhinn a eu le temps de s’engouffrer à sa suite.

Peut-être l’avons-nous perdu pour de bon. Un de moins.

La satisfaction est cependant de courte durée, Jad s’arrête également devant la piste soudainement interrompue, mais pas Annalayan. Elle se retourne, déconcertée par notre arrêt brutal :

«  Que faites-vous?

—La piste s’arrête là.

Je désigne du doigt l’endroit où l’obstacle invisible a effacé les traces. L’incompréhension envahit le regard aveugle d’Annalayan.

—De quoi parlez-vous ?

—Tu les vois ? Les traces de sang ? Après cet endroit ? »

La musique baignant l’endroit, à laquelle nous n’avions jusque-là pas vraiment porté attention, s’arrête un instant, et une voix humaine prend le relais :

« La petite Émilie attend ses parents à l’accueil du magasin. Je répète, la petite Émilie attend ses parents à l’accueil des enfants perdus du magasin. »

Annalayan reste silencieuse un instant.

« Je ne sais pas pourquoi mais oui, je les vois, elles continuent. Le gris de la nuance que je perçois est plus clair, mais les traces continuent.

Elle fait quelques pas, puis se retourne :

—S’ils ont un endroit pour se retrouver, et qu’on peut y passer des annonces, peut-être que… »

Sans finir son idée, elle fait volte-face. La rage de cet espoir interrompu me submerge, mais j’ai beau chercher une idée pour la ralentir, rien ne vient. Nous lui emboîtons le pas, Analayann et son bonheur d’avoir peut-être une indication pour le retrouver, Jad repus et heureux du compromis, sac plein et opérationnel pour la suite, moi, ma haine qui tord ce qui me sert d’entrailles et les miettes de madeleines que je continue d’effleurer au fond de ma poche. Je serre le poings et les écrase. Au diable. 

Celle-ci, je ne la détruirai pas. Je la protègerai, c’est tout. Elle ne m’abandonnera pas. Je n’aurai pas de nouvelle béance sur le corps

Un panneau “accueil”, accroché au plafond, nous aide à trouver le point de rassemblement, à l’opposé de la piste de sang. Mon dernier sespoir est que Devhinn ait suivi la piste et franchi une porte.

Les murs recouverts de denrées s’interrompent, laissant place à un grand espace où prennent place de petits tapis roulant à hauteur de hanche, et derrière chaque tapis des chaises et d’étranges machines plates, le tout séparé par des barrières métalliques. Toujours personne en vue.

À droite, derrière un comptoir, la première personne que nous croisons dans cette pièce. Avachie sur sa chaise, elle caresse du bout de l’index un petit appareil rectangulaire. Elle sursaute lorsque nous nous présentons devant elle. Analayann ne parle pas, perdue dans ses pensées, récentes, où je perçois un autre comptoir similaire, une créature avec bien trop de bras et l’espoir de l’Oublieuse qui semble nous y avoir cherché, et qui semble y avoir été voyante.

Le chagrin puis la rage. Elle passe des instants sans moi. Elle y voit, elle doit y être mieux, si elle avait le choix, choisirait-elle ce que je comprends être ses visions qu’elle m’a dissimulées, ou nous ? Ou moi? Elle ne doit pas m’abandonner

C’est Jad qui prend la parole. Moi qui pensais le démotiver avec les tentations de ce lieu, c’est raté. Il a surtout repris assez de forces pour céder à l’énergie globale, retrouver Devhinn, puis retrouver Eno, il faudra trouver autre chose que lui proposer des chips.

Reprends-lui son énergie

Pas de suite. Mais ça viendra. On lui reprendra ses forces. On le drainera. On l’éloignera

« Heu… Excusez-nous… On peut passer un appel? On a perdu quelqu’un… »

Dans le regard de la femme passe une vague inquiétude devant notre trio hétéroclite. Elle jette un coup d’œil a autour d’elle, personne, mais elle semble plus inquiète d’être surveillée que du danger que représente notre groupe chétif.

« Nom ?

—Devhinn. »

Cette fois-ci, c’est Annalayan qui répond. Sa voix est un peu plus ferme que d’habitude.

« Le petit Devhinn est attendu à l’accueil par… Par… »

Elle nous jette un regard, attendant que nous lui soufflions la suite, mais nous ne disons rien.

« Je répète, le petit Devhinn est attendu à l’accueil.” »

« Petit, petit, c’est le seul de nous à avoir encore de quoi foutre un pain à quelqu’un, je glisse à mes compagnons. »

Aucun ne rit.

Les secondes, minutes, années passent, mais qu’est-ce que le temps dans ce Château, il passe mais nous ne pouvons le qualifier. Analayann tord ses doigts régulièrement, Jad s’assoit par terre, profitant de cet instant de repos dont il a tant besoin. Je fais les cents pas, puis ignore volontairement ceux qui retentissent derrière moi, alors qu’Analayann laisse ses phalanges tranquilles et que Jad se relève.

« Elle n’a pas repris. La piste. J’ai cherché partout mais elle n’a pas repris. »

Annalayan hésite un instant, lui dire qu’elle n’est juste plus visible et qu’elle peut la voir, en priorité garde la cohésion pour qu’il ne file pas en nous lâchant une nouvelle fois, cacher l’information, jusqu’à quand ?

Je suis prêt-e à refaire flamber le conflit, mais Devhinn ne m’en laisse pas le temps, et sursaute en pointant quelque chose derrière nous.

Je cesse de faire les cents pas, cesse de l’ignorer et dois laisser de côté l’irréfrénable envie de le blesser verbalement de nouveau, de le re-faire fuir, de tous les séparer de nouveau

Car toute leur attention est focalisée sur une des barrières qui est maculée de sang, visible de tous. Devhinn fait un pas, un seul, dans sa direction, Annalayan le retient du bras.

« D’accord. Mais on reste groupés. S’il te plait… Ne fuis pas de nouveau…

—On reste groupés oui. Je vous expliquerai en chemin. Mais ne trainez pas autant. S’il vous plaît…

—On avait faim, c’est tout, tu peux le comprendre quand même, rétorque Jad.

—C’est plus important que la faim. Mais je veux bien des chips quand même.

—Y’en a plus, répond Jad, renversant le paquet d’où ne tombent que de fines miettes.

—On a fait le stock dans les sacs. Tu mangeras en marchant, répond Analayann.

« Il faudra les vider et scanner le paquet vide également.

Nous en avions oublié la femme de l’accueil qui fixait nos étranges retrouvailles depuis tout à l’heure.

—Les scanner pour quoi ? je réponds, troublé-e.

—Pour payer pardi ! Vous n’aviez pas l’intention de… »

Sans attendre la suite,  Jad se précipite vers la barrière maculée de sang, nous criant de le suivre au plus vite. Il saute la barrière, Devhinn qui lui aussi semble comprendre le problème avancé par la femme le suit immédiatement. Annalayan, dans la panique de perdre ses compagnons, se faufile à son tour en passant sous le tourniquet.

Je m’accroche à son pull, l’ancien, celui où colle le sang et la crasse de tant, et nous passons dans la pièce suivante où ne résonne que l’écho de la voix de la femme :

« Au voleur ! Encore en train de siester les vigiles ? AUX VOLEURS ! Ils ont bien dû chourrer pour deux cent euros de courses avec ces sacs plein. AUX VOLEURS !” »

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