Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE-FORÊT
LA PIÈCE-FORÊT

LA PIÈCE-FORÊT

L’Impératrice Chapeautée as L’Impératrice Chapeautée

Lorsque vous aurez lu tout ceci, vous me considèrerez certainement comme un esprit dérangé au plus haut point. Vous vous poserez mille questions qui vous tourmenteront et feront de vous un insomniaque notoire ; vous ne regarderez plus autour de vous aussi innocemment que d’ordinaire ; vous sombrerez dans un tumulte d’interrogations démentes auxquelles vous ne pourrez apporter de réponses. Vous chercherez alors, et je vous conjure de n’en rien faire, à parcourir les landes et les bois à la recherche de ce château, de ce palais titanesque et monstrueux, ce joyau étincelant dans l’éther azuré. Je vous en prie : ne commettez pas la même erreur que moi, et de bien d’autres encore. Voyez mes yeux ceints par l’effroi, mon visage émacié, ma peau pâlie. Je suis entrée dans le Château aux Cent Mille Pièces. J’ai laissé mon âme dans ces errances. Néanmoins, je vais vous narrer mes découvertes, car je gage que cela constituera un divertissement pour vous, sombres ignorants, si sains et si confortablement installés. Et ne croyez pas que les cauchemars qui me hantent encore vous épargneront, non… Mais soyez rassurés. Cela débute par de plus agréables découvertes. C’est seulement après que… mais non. Vous le lirez bien assez tôt. Vous êtes prêts ? Alors, entrez dans un rêve éveillé duquel vous ne sortirez pas indemne…

J’étais là, tremblante et affaiblie par de longues journées de marche, affamée, égarée, seule et triste entre ces sombres murs de pierre. J’avisais la rangée de portes qui s’alignaient sur ma droite. Chacune était peinte de différentes couleurs, et arborait des symboles étranges. Je m’approchai, fort hésitante, du premier battant, d’un vert tendre très criard, gravé d’entrelacs de bois doré. J’inspirai profondément, et mon souffle se répercuta sur les parois lisses et glacées du hall. Je poussai la poignée. J’entrai. La porte se referma derrière moi, sans bruit. Et là, je vis.
C’était une pièce octogonale, au plafond très haut, si sombre et si humide que je resserrai fébrilement les pans de ma cape d’hermine sur mes épaules. Deux grandes et étroites fenêtres, situées à l’extrémité de la pièce, déversaient un flot de lumière crue et blanche. Cela suffisait à peine à éclairer la salle ; néanmoins, après quelques minutes d’acclimatation, mes yeux purent voir les merveilles qui s’étalaient devant moi.
Les murs de granit sombre étaient sculptés d’épais piliers torsadés, qui se rejoignaient à cinq mètres du sol en une voûte complexe, striée de linéaments runiques des plus étranges. Le sol, carrelé d’une myriade de carreaux de faïence, était recouvert d’une telle couche de poussière que les motifs, qui jadis durent être si éclatants, paraissaient gris et fades. Et, au centre de la pièce, trônait une vasque de cristal si pure, si gracile et fragile, qu’elle dégageait un halo scintillant, une sorte d’aura enivrante qui cristallisait l’air autour d’elle en milliers de petites paillettes argentées, flottant dans la lumière du jour blafard. Je m’approchai, envoûtée. Mes pas résonnaient sourdement. La coupe était finement ciselée, translucide, et, lorsque je posai mes mains sur son rebord, elle produisit un son clair, parfait. Je penchai ma tête vers l’avant. A l’intérieur se découpait la surface lisse et imperturbable d’un liquide transparent. Je déduisis qu’il s’agissait d’eau, et j’étais si assoiffée, que je plongeai mes doigts dans le bassin pour en recueillir dans le creux de ma paume. Au premier contact avec mon doigt, la surface se mit à luire d’une éclatante blancheur, et un souffle de vent s’infiltra dans la pièce, hurlant entre les murs, emmêlant mes cheveux, balayant la poussière, troublant mes sens, si bien que je dus me protéger avec mes bras, ramassée sur le sol, en attendant que les rafales cessent. Au bout de quelques secondes qui me parurent séculaires, la tempête s’évanouit brusquement. J’ouvris un œil. Et je criai.
Le sol, ce même sol qui était couvert de faïences, oui !, ce sol se couvrait à toute allure d’herbe grasse, une belle prairie verdoyante qui courait sous mes pieds, se brisant contre les murs, se fondant avec la pierre, enrobant le pied de la vasque qui brillait toujours de cette même lumière aveuglante. J’étais éberluée. Les tiges soyeuses se déployèrent bientôt sur toute la surface de la salle, empruntant des reflets bleus sous les colonnades. Je me levai, appréciant la douceur de cette pelouse impromptue caresser mes chevilles. Mes pieds s’enfonçaient dans l’herbe dans un suintement soyeux. C’est là que je m’aperçus, alors qu’un léger craquement retentissait, que je venais de marcher sur une feuille. Attendez… une feuille ? Je levai la tête, et esquivai une branche noueuse qui poussait précipitamment au-dessus de ma tête. Les piliers s’étaient mués en immenses arbres couverts d’une mousse généreuse, qui croissaient et grinçaient tout autour, rivalisant de vigueur et de puissance, épanouissant leurs feuillages touffus sous la voûte de la pièce. Les frondaisons bruissaient doucement, et une légère brise effleura mes bras, m’enveloppant dans de délicieuses effluves de lilas et de jasmin. Je tournai sur moi-même, apercevant du coin de l’œil des grappes violettes et mauves émailler de toutes parts les murs envahis de plantes grimpantes dont les racines fines s’entrecroisaient gracieusement. Une joyeuse trille retentit, et un oiseau somptueux se posa sur une grosse branche s’élevant à quelques centimètres de mon visage. Son plumage était tout d’or et de pourpre mêlés, et sa gorge s’ornait de nuances turquoise, qui semblaient jaillir tout droit de saphirs et d’émeraudes bruts. Jamais je n’en avais vu de si beau. Je parcourus la pièce ainsi transformée, transcendée par la merveilleuse harmonie de cette végétation luxuriante, subjuguée par les splendides couleurs qui fleurissaient çà et là. J’esquivai un massif dévoré de corolles vives, et m’approchai de la vasque qui, elle, était ceinte d’un berceau de lierre sombre. Alors que je m’apprêtais à boire une gorgée, un ruissellement mélodieux glissa jusqu’à mon oreille. Je découvris qu’un ruisseau clair serpentait entre les roches, naissant dans un mur, et plongeant dans un autre, coupant en deux la pièce. Un pont d’argent franchissait le cours d’eau. Je tombai à genoux devant tant de grâce et d’abondance, et bus à larges traits. Rafraîchie, éveillée, je me relevai… et butai contre un plateau chargé d’une pyramide de fruits confits. Je dévorai le tout avec gloutonnerie, et me retournai vivement au bruit d’un froissement de feuillage. Il n’y avait rien d’autre derrière moi que des buissons de baies orangées. Je haussai les épaules, et me traînai contre le tronc d’un arbre qu’une épaisse couche de mousse duveteuse protégeait. Je me laissai glisser contre l’herbe fraîche, et m’abandonnai à une somnolence bienheureuse. La lumière chatoyait entre les branches… Le doux bruissement de l’eau qui court résonnait au loin…
Soudain, un bruit de pas me tira subitement du sommeil. C’était très léger, presque imperceptible, mais mon esprit était aiguisé après les mille dangers que j’avais surmontés. J’ouvris les yeux, me dressai sur un coude. La salle ( ou plutôt la forêt ) était déserte. Un autre frôlement. Je me relevai complètement, profondément angoissée. Un rire d’enfant éclata tout contre mon oreille. Je reculai d’un bond, terrifiée. Le silence répercuta mes cris. Toute la nature s’était volatilisée. Plus d’herbe, de ruisseau, de buissons, d’arbres, de fleurs, d’oiseau. Rien que les murs nus sculptés, et la vasque scintillante. Le rire, comme une volée de clochettes d’argent, retentit encore. La porte était entrebâillée. Un souffle de vent glacé s’immisçait dans la pièce.
« Il y a quelqu’un ? »
Ma voix résonna. Je me sentis comme happée par le battant entrouvert. Le rire, plus lointain, explosa à nouveau. Je me ruai sur la porte, l’ouvrit à la volée, quittai la pièce comme une furie, et courut dans le couloir. Je ne reconnus plus rien du hall original. Le rire enfantin cliqueta quelque part dans les abysses. Où diantre était-il ? Qui était-il ? Et pourquoi me tourmenter et se jouer de ma raison ainsi ?

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