La Nébuleuse as La Nébuleuse
Les murs suintent, et je sens sur ma peau de longues trainées de sueur qui se suivent en flots incolores. Mes cheveux se penchent en arabesque autour de mon visage tourné vers le sol, et je sens l’unique envie qui revient. Mes pieds trainent dans les flaques d’eau marronâtres du sol, et mes pensées s’obstinent, poussent les murs qui m’emprisonnent, essaye en vain de trouver un interstice où me faufiler. Mais moi je sais depuis longtemps que je ne peux qu’attendre la mort, que mes enfants ont disparus, pour toujours, et que je ne les reverrais jamais. Alors je me mets à taper les murs de mon cachot, pour qu’ils reviennent, pour me faire du mal, pour ne plus sentir ma haine et ma folie.
« Mes enfants ! »
Mon cri résonne, s’envole jusqu’à l’en haut, le noir total.
« Je veux mes enfants ! »
Et les larmes jaillissent comme l’eau d’une fontaine, en un torrent de malheur, de folie, de sentiments, de mélancolie. J’ai depuis longtemps perdu le fil du temps, de mes pensées. J’ai perdu l’espoir, ma compagnonne de désespoir qui te laisse une once pour ne pas sombrer dans la décrépitude, pour ne pas mourir de peine. Mais moi c’est déjà trop tard.
« Château, je me vengerai ! »
Et les larmes redoublent. Tombe, tombez mes larmes. Bientôt mes pouvoirs me quitteront, bientôt ma nourriture ne sera plus là. Sans pouvoir, je meurs. C’est une triste fin, pour une magicienne.
Je pose doucement mes pouces sur mes tempes et me plonge dans mes souvenirs, au son d’un dialecte sahudien.
« Silvyrineste »
Je plonge dans mes souvenirs, navigue dans la mer sans fin de mon vécu et arrive là où je veux. Mes années, mes amours, mon amour. Château. Château, je t’ai aimée autant qu’une femme peut aimer, aussi fort que les vents qui balayent les plaines vides et qui laisse derrière eux le désert. Aussi fort que tes armes, aussi fort qu’une gamine qui tape de ses poing sur la table. J’étais une gamine. Un gamine belle comme un coquelicot. Une beauté qui se fâne. Château, tu as pris mes enfants, mon amour, ma beauté et ma liberté. Oui je ne suis qu’une folle, je ne suis qu’un reflet de moi, qu’une ébauche, qu’un reste anéanti. Mais je te jure. Je te jure je me vengerai.
Les images et mes pensées s’assoupissent aussi vite que la pluie s’arrête, et un souvenir revient. Qu’un seul.
****
La pièce est encore noire de nuit, et des ombres hasardeuses se profilent sur les murs, cogitent et s’amusent entre elles. La petite chambre du Château est réduite au lit où se trouve mon corps, ma jeunesse. Elle (je?) est couchée sur le lit, les yeux grands ouverts, comme en proie à de terribles maux. Le Château n’est pas là, mais son pas lourd qui monte l’escalier de chêne se réverbère sur les murs. La jeune fille est prise de convulsions, ses yeux se dilatent, son corps et parcouru de spasmes. J’essaye en vain de m’aider, d’essayer de la prendre dans mes bras et de l’embrasser, de lui dire « Ne t’inquiète pas, ton futur sera pire, bien pire que la peur du Château ». Pour la vengeance. Mais ce n’est pas moi que je dois venger. C’est Lui. Celui qui ouvre la porte, son corps de colosse empestant l’alcool, sa démarche qui titube, qui tombe et se relève. Le Château. Il s’approche de mon corps, et la prend par les épaules, la secoue comme un prunier. Mais rien à faire. Elle ne parlera pas. Le Château, je sais maintenant ce qu’il voulait. Un autre fils. Et la jeune femme, elle l’avait, dans son ventre, dans son être. Pourtant elle n’était pas heureuse. Aucune joie. Comment être heureuse alors que votre mari n’est qu’un homme cupide et vicieux ? Comment pouvoir avoir une once de bonheur pour cet homme ? Mais le fils qui les liaient était là, ce garçon, Alden, ce garçon déjà si robuste, la même carrure que son père, le même goût pour le sang. La femme eu un faible sourire. Le Château reposa sa femme sur le lit et épousseta ses vêtements noirs de suie. Son visage marquait un plaisir non dissimulé. Un fils. Encore. Enfin. L’élever, lui prendre tout sa part d’amour et de gentillesse pour qu’il devienne une arme de guerre. Une arme. La femme reposa sa tête sur l’oreiller. Puis le noir.
Vous savez, ces douleurs qui vous arrachent l’estomac, qui prennent vos tripes, qui arrachent vos sentiments ? Ces douleurs qui durent des heures, qui se suivent, qui vous font tomber dans l’inconscience, dans la folie ? Ces douleurs démesurées, ces douleurs affreuses ?Quand la jeune fille accouche, dans son cri, c’est tout ça qu’on entend. Une douleur impossible à concevoir, comme si l’enfant qui sortait était déjà une cause de malheur.
Et pourtant il est là. Aussi gluant qu’un ver de terre, sur le ventre de la femme droguée par la douleur, qui caresse avec tout l’amour dont elle est capable le crâne de son bébé. De son bébé que le Château arrache des mains, qu’il porte à bout de bras comme un trophée. Son fils. Sa futur arme. Et la femme pense à sa fuite. L’ultime. Avec son fils. Mais encore la fatigue caresse ses sens, et elle s’endort dans des songes animés de cruauté.
****
Doucement, je sors de ma transe et un rire triste sors de ma bouche.
De cruauté. Je ris encore de ma naïveté, de ma naïveté idiote, de ma façon de ne pas réfléchir. Mon cachot est aussi vide que la mort, et pourtant je ne me sens pas vide. Je ris encore de mes idioties, de ma confiance aveugle et idiote. J’ai fuis pendant une journée entière, mon bébé dans mes bras dont j’étouffe les sanglots avec une écharpe, vers où, vers quoi ? Peut-être que je cherchais la liberté pour mon fils, pour moi. Je me suis fait prendre comme un rat. Tombée dans le cachot, enfermé, bébé reprit. Merci du fond du cœur.
« Adlen et Aiden sont tes fils, hurla le Château devant la porte de mon cachot. Tu n’es plus là. Ils finiront comme toi, dans un cachot. Entends tes enfants qui hurlent leurs mère. Ils hurleront dans leurs cachots, avec les rats et les bêtes, avec un bout de pain rassi tellement important qu’ils se tueront entre eux pour l’avoir. Voilà ce que tu as fait. »
Et le silence. Et la rage du Château envers ma traitrise, et mes cris pour mes fils, qu’on me les rendent, qu’on me les rendent.
Je m’écroule sur le sol. Je sens la mort qui rode, mais je ne veux pas encore. Pas tout de suite. Mourir. Cette idée me révulse, bien que ce ne soit que la dernière chose qu’il me reste à faire. Mourir. Mais pour aller vers quoi ? Une question qu’on a trop entendue. Mourir. Ça ne me fais pas peur. Comment puis-je éprouver une peur, maintenant que j’ai connue ça ? Je ne peux pas, c’est tout. Mes sentiments ne se résument qu’au trou béant que mes fils ont laissés dans mon cœur, ce trou irréparable. Alors je cri, je pleure, en sachant que personne ne m’entendra.
Je me demande à quoi puis-je ressembler, après des années passées dans un cachot à crier, à pleurer comme si mon destin en dépendait. Vivant seulement par intermittence, les vagues de folies succédant au souvenirs oubliés. Ma vie ne se résume qu’aux souvenirs que je prends, que j’exige de ma mémoire pour pouvoir encore me bercer dans le passé. Présent. Présent. Penser au présent. Qui suis-je, après tout ?
Emérence. Sans âge. Magicienne de haut prestige. Ex-épouse du Château. Avec enfants. Sans emploi. Physique ? Mes mains balaient l’air et se croisent en un fouillis de doigts indistincts. Je murmure une phrase et un miroir au cadre doré se pose sur le sol. L’image qu’il me renvoie, j’ai d’abord du mal à la reconnaître. Comme si la personne que je voyais n’était pas mon corps, mais celui d’un autre. Une femme, à en jurer par la courbe de ses hanches, et peut-être aussi pour le visage. Le visage. Je m’approche, affolée, du miroir et caresse lentement les contours. Mon visage a toujours son étincelle piquante, cette éclat blanc, impénétrable, ce diamant brut. Mais ma peau est aussi pâle que l’eau est claire, aussi fin que le soleil brille, aussi mort que je le suis. Mes yeux gris sont voilés par une sorte de couche de gel, mon regard semble errer dans les limbes, comme perdu entre le monde des morts et le notre. Les lambeaux qui me tiennent de vêtements n’approuvent uniquement le cadavre que je suis. Un cadavre. Mes doigts fourmillent de magie. Je peux tout créer, mais à quoi bon ? Je suis seule. A qui faire plaisir ? Le strict minimum est ma loi. Et pourtant, un frisson d’aise me parcourt. Doucement, mes doigts fabriquent mes exigences, esquissent mes armes, construisent mes vêtements, transportent mes rêves.
Dans mon cachot, une robe de soie rouge éclaire mes yeux. Sur les murs, des dessins de mes fils se déposent, une lumière bienveillante m’accepte, et un lit me réconforte. J’observe le renouveau avec une étincelle dans le regard. J’enfile la robe, douce, légère et pratique. J’attrape des armes, couteaux, sabres, arc et flèches. Une pensée m’oblige pourtant à m’asseoir sur les couvertures violettes du lit. Que vais-je faire de tout cela ? Sauver mes fils ? Cela fait longtemps que j’ai renoncé. Comment utiliser ces armes ? Cela fait si longtemps… Je me relève doucement et caresse la partie coupante du sabre. Je m’accroche à son manche, me balance sur ma hanche, et assène un coup sur le mur. Rien ne se passe. Evidemment, qu’est-ce que j’attends ? Que le mur se fissure ? Un rire un peu fou sort de ma gorge.
Puis soudain, aussi rapide que le tigre, une idée me viens… Je ne peux sortir d’ici toute seule. Mais… Mais si quelqu’un m’aide ? Des millions d’aventuriers fourmillent ici. J’ai besoin d’aide, oui, c’est cela. Et pour une fois depuis bien longtemps, un sourire éclaire mon visage. Je mouille mes cheveux dans une vasque que je créer, me pince les joues, attrape une brioche que je mords avec gourmandise. Un bonheur sans joie me parcourt. Je sens qu’il revient, enfin. L’espoir.
Le monde des rêves est un monde difficile à explorer. Seuls les plus grands magiciens osent s’en approcher. Outre les démons qui s’y cachent, outre les monstres, outre la mort, ce qui t’attend là bas est plus grand encore. Je sais comment y aller, je connais le chemin, et le suis, déterminée. Mon regard est hautain, vif, clair, il attrape toute les choses que je vois pour m’en rappeler. Les réflexes de guerrières me reviennent doucement. Je sais que si j’arrive à les convaincre, je pourrais retrouver ma liberté et… mes fils ?
Je les vois tous. Les guerriers. Certains sont endormis, cachés dans des pièces. D’autres combattent, certains meurent, d’autres se créer. Ils sont tous là, farouches, intenables, précieux. Les aventuriers sont ce que je suis. J’invoque mes forces les plus profondes, me perds dans les limbes, essuie trois refus, et me plonge dans leurs songes. Je crois que c’est bon. Ils sont là, entre le réel et l’imaginaire, perdu dans les mondes, ils se sont figés dans leurs actions, le temps s’est arrêté pour eux. Mon temps à moi commence.
« Aventuriers, aventurières. Je suis de ces magiciennes qui connaissent le monde des rêves. Je suis de ces femmes qui combattent. Je suis comme vous. On dit souvent qu’il faut être solidaire, et je viens pour cela. Je suis Emerence, ex-dame du Château. Oui, du Château. Si vous étiez vivants, vous me foudroyez sur place. Mais vous êtes dans le monde des rêves, et c’est moi qui vous ai amenée ici. Vous êtes des aventuriers aguerris, combattants, sans faiblesses, vous combattez tout les jours notre monstre commun. Le Château. Oui, je dis le notre, car je suis avec vous. Le Château n’est pas qu’un ennemi. C’est la personne qui m’a pris mes fils, qui m’a fais mourir le cœur. Le Château est pour moi que haine, une haine brûlante. Si je le pouvais, je l’entrainerais avec moi dans ma mort, j’irai le combattre seule. Mais je ne peux. Je sais que parmi vous se cachent des magiciens, maitre d’armes, de magie noire, d’animaux fantastiques. Je suis coincée dans cette tourelle au 83 ème étage, la porte auburn, tout au nord. Vous entendrez sans doute mes cris. Pourquoi vous appelle-je ? Parce que je veux combattre notre terreur, cette suprématie, ce monstre, cet homme redoutable, qui n’a causé que tort. J’ai besoin de vous, de votre cœur, de vos vies, de votre passion, de votre combat. Alors, venez, pour la pièce 1000, me rejoindre, je vous en supplie. Et que les lâches, s’ils ne viennent pas, regretteront amèrement leurs refus… »
Je retrouve mon cachot, les murs gris, le lit, ma vie de ces dix dernières années. Pourtant, lorsque je m’assoupis sur mon lit, seuls quelques mots demeurent dans mon esprit.
Demain sera meilleur.
Et dans mon cœur, l’espoir soudain du renouveau.