Explorateur : Alix Levillain, Recruteur du Château.
Je m’assois à mon bureau. Comme après chaque mission, je m’accorde un temps de récupération, en solitaire. Je jette un regard désemparé autour de moi. Ma chambre, si l’on peut appeler les trois mètres carrés de placo une chambre, est vide. Vide de sentiment, de personnalité, de couleur, vide de tout. Je n’ai pour tout mobilier que la chaise sur laquelle je suis assis, une table, une petite commode pour ranger mes quelques possessions, un lit et un matelas avec un drap à carreaux et un oreiller de plume.
Le stylo traine, abandonné, sur ma table. J’hésite à le prendre. Cela fait tellement longtemps…
Des tremblements parcourent mes doigts alors même qu’une image, que son image surgit dans mon esprit : un visage aux belles boucles brunes, aux pupilles bleues et au rire éclatant. Il y a un nom, associé à l’image, un nom que je m’efforce d’oublier, de cacher dans les profondeurs abyssales de mon esprit.
Et soudain, l’envie est de retour. Lui écrire.
Je prends une feuille.
Les mots coulent, un à un.
Je lui raconte moi. Je voudrais pouvoir lui raconter nous, aussi, mais il n’y a plus de nous. Il n’y en a jamais vraiment eu.
Je lui parle de l’année où elle a disparu, depuis le jour où elle s’est envolée dans la nuit.
Un an que j’erre dans des forêts broussailleuses, un an que je cherche le Château.
Je lui décris le jour où je l’ai enfin trouvé, ce Château. Perché à flanc de montagne, basculant au-dessus du vide, ses tours luisaient dans le ciel, tournoyant avec les nuages jusqu’à donner le tournis. Ses pierres en ruines et la poussière sur la porte d’entrée, l’odeur cadavérique et les traces de sang qui m’ont donné envie de vomir.
Je lui raconte le Cathédrhall, sa lumière, la Mort. Puissance infernale. Ce sont les premières choses qui me sont venues à l’esprit en entrant dans cette salle. À droite et à gauche, des portes, des portes, une infinité de portes plus différentes les unes des autres. Les murs, haut de plus de dix mètres, étaient saturés de draps blancs ou noir recouvrant les fenêtres ; le sol était recouvert d’un épais tapis rouge menant à un escalier large et volumineux au centre de la pièce.
Les couleurs sombres et l’espace clôturé dégageait une atmosphère pesante, assommante.
Une lueur rougeâtre entourait un homme, assis fièrement sur un trône en or massif.
Cet homme, c’était le Château, le Maître et seigneur absolu de sa demeure. Comme à nous tous, inconsciemment, il m’a proposé un marché. Mes compétences contre un peu d’argent et d’espoir. Cinq années de ma vie contre une chance de me repentir.
Aujourd’hui encore, je ne sais pas si j’ai fait le bon choix en vendant mon corps. Je ne sais pas s’il pourra réellement m’aider à te retrouver et à réparer mes erreurs. Je ne sais pas, mais je le découvrirai bien assez tôt.
Je pose mes coudes sur la table et m’appuie ma tête sur mes paumes, les yeux fermés. Las. Cela fait maintenant deux mois. Deux mois que je suis au service du Château, deux mois que j’erre entre ses murs, deux mois que je cours, saute, crie, vole, subtilise, endors, convaincs, embrouille et tue au moindre de ses souhaits. Deux mois que, petits boulots après petits boulots, je l’observe, deux mois que je l’étudie. Deux mois, et il n’a jamais faibli. Je n’ai trouvé aucune faille. Rien. Nada.
Deux mois que je le harcèle pour me donner une piste, deux mois que je me fonds dans l’entourage de Général Dvango, recruteur en chef, deux mois que je tisse des liens d’amitiés avec George l’Auvergnat, avec Tim, Calice la reptilienne, Aifé l’Ombre, et tous les autres, deux mois que j’infiltre son réseau. Deux mois que je dépéris.
Je regarde la feuille devant moi, peinte de gris et de bleu, parsemées de taches humides par-ci par-là. Je la regarde, et je glisse une dernière phrase, d’une écriture tremblotante.
« Garde espoir, petite Étoile. Ellenita, ma douce. Garde espoir en moi.
J’arrive. »
Je ne signe pas. Si, par je ne sais quel miracle, cette lettre réussie à l’atteindre, elle reconnaitra l’auteur. Je ne perds pas confiance, pas en notre lien.
Je prends une grande inspiration. Je remets le masque sur mon visage, ce masque insouciant d’Alix le recruteur, d’Alix le subterfuge, Alix le libertin.
Je sors de ma chambre, et comme à chaque fois, mon cœur se brise un peu plus à l’idée de servir le Château. Ce n’est pas lui que je devrais servir. Ça n’aurait jamais dû être lui.
Autrice : Enfant des Mers, sous le pseudo « Enfant des Mers »