Je me rappelle du jour où je suis entrée dans le Château. C’était par un bel après-midi d’hiver, alors que les premières neiges venaient juste de tomber. Le sol scintillait, le ciel était d’un bleu éclatant, pur et sauvage. Les oiseaux chantaient, à l’abri dans leurs arbres, le vent sifflait, et moi, je m’avançais, seule, vers cette porte luisante, surmontée de pics de ferraille et de gargouilles de pierre. Mes pieds s’enfonçaient dans la neige épaisse ; mes pas laissaient des empreintes écarlates sur ce manteau blanc.
Je n’étais pas venue de mon plein gré. J’avais été Choisie. C’est une vielle tradition, dans mon village, de tirer au sort trois jeunes filles, à chaque solstice d’hiver et de printemps, pour donner en « sacrifice » aux Magiciens qui nous protègent des bêtes qui rôdent autour du Château. Ce système est vieux de plus de trois cent ans et dans une petite paroisse moyenne-âgeuse d’une
centaine d’habitants, trois cent ans équivaut à une éternité.
L’année de mes treize ans, je savais que j’allais être choisie. C’était une de ces certitudes inébranlables qui viennent d’on ne sait où. Je le savais, c’est tout. Mon frère jumeau, Carlos, l’a deviné en m’observant. Il a gardé le secret, et pour cela, je lui suis reconnaissante. Cette année-là, j’ai demandé à mon père de m’apprendre le tir à l’arc. Il m’avait déjà appris l’escrime et la fauconnerie. De ma mère, j’ai hérité d’une passion débordante. Ma petite sœur Ellénita m’a donné un bracelet et un sourire enfantin ; Miri m’a transmis la joie et le rire.
Lorsque mon nom est sorti de l’urne, j’ai disparu. Je me suis envolée sur un griffon, séparément des deux autres Choisies. Il m’a déposée à l’orée de la forêt, sous un grand pin épineux. Sur le moment, je me suis demandée si je pouvais m’enfuir mais les archers postés le long des murailles auraient rendu toute escapade impossible. Alors je me suis avancée vers mon futur. La peur m’empêchait de fuir ; mon honneur refusait de trahir mon village.
Je n’ai plus hésité. Je suis entrée, ma cape rembourrée tourbillonnant sur mes épaules, mes longs cheveux bruns volant derrière moi. Mon souffle résonnait dans le grand hall que j’appellerai plus tard le Cathédrall. Devant moi, un homme vêtu de noir me dominait du haut de ses deux mètres. J’aurais sûrement dû m’agenouiller ou prêter mes respects au Maître du Château mais mes muscles ne bougèrent pas. Je ne me rappelle pas de ce qu’il m’a dit. Je ne sais même plus s’il a parlé. J’étais encore innocente et naïve et la petite fille au fond de moi n’a pas su réfléchir. On m’a proposé un marché. Soit j’acceptais de devenir recruteuse, soit je mourais. Et comme bien d’autres avant moi, j’ai décidé de vivre.
De l’année qui suivi, je ne me rappelle pas grand-chose : je ne garde que le souvenir de vagues images, de personnages loufoques ou dangereuses, de décors impossibles et de dialogues imbéciles. J’ai découvert la technologie du XXIe siècle, dissimulée derrière des toiles d’araignées. Un blog, qui s’est éparpillé sur toute la surface du web.
Et puis je me suis enfuie. Pourquoi, comment ? Je ne sais plus. Un choc post-traumatique m’a fait oublier tout ce que j’avais appris en un an.
J’ai commencé une exploration nouvelle du Château, accompagnée de mon milan. Tout me semblait familier, et pourtant je ne me souvenais de rien. C’était frustrant, et je déprimais.
Et puis j’ai commencé à rencontrer d’autres aventuriers. J’ai repris espoir. Nous avons combattu le Château, à deux reprises. Le Château s’est vengé sur mon village et depuis, je le hais avec toute la chair de mon corps. Mais j’ai retrouvé Miri. Et récemment, des ailes m’ont poussé dans le dos. Une histoire de gène dormant et de docteur fou.
Je me suis forgée une vie. J’ai trouvé mes marques. Je ne peux plus retourner chez moi ; je suis destinée à errer dans ce Château jusqu’à la fin de mes jours ou jusqu’à l’exploration de cent mille pièces.
Je suis Saralé Kim Mag’Hil-Ashryver (Sara pour les intimes), je suis une exploratrice du Château des Cent Mille Pièces, et ceci est mon histoire…
Autrice : Enfant des mers sous le pseudo « Enfant des mers »