[Estyria]
Un souffle tiède et humide nous prit en plein visage. Les cheveux en bataille, je dévorai le paysage de cette pièce du regard. Les murs étaient blancs, classiques, comme les simples façades d’une maison. Le toit était un peu haut, charpenté par des poutres brunes. Et entre ces murs et ce toit se dressait une forêt tropicale. Des arbres suintant d’humidité chaude, la végétation luxuriante d’un vert puissant avait envahi toute la pièce, porteuse de larges fleurs colorées, de feuilles sur lesquelles descendaient doucement de fines gouttes, formées par la vapeur d’eau. Il ne faisait pas si chaud que cela, mais mon visage se couvrait peu à peu d’un voile de sueur. L’état d’Émile était pire encore. Somnolant pour tenter de récupérer ses forces, légèrement fiévreux, son visage rougi transpirait à grosse gouttes. Erwan le fixait avec une certaine inquiétude, ses cheveux sombres formant de larges boucles dans l’humidité. Nous détaillâmes le paysage autour de nous, guettant le moindre danger potentiel, sans rien trouver. Alors Erwan s’avança vers un tapis de longues herbes, au pied d’un arbre qui m’était inconnu. Il coucha là Émile et je le rejoignis, contemplant son corps amaigri et tremblant, tout recroquevillé dans la végétation. Nous nous assîmes non loin de lui, assez pour ne pas craindre de le réveiller, mais trop peu pour qu’il puisse se dérober à notre surveillance.
Là, attendant qu’il se repose sans le quitter du regard et discutant pour récupérer du combat nous-même, nous discutâmes. Erwan était ouvert, bienveillant. À demi allongée sur une large feuille, je pouvais enfin avoir une discussion sensée avec quelqu’un. Dans mon village, les filles n’adressaient pas la parole aux garçons, et vice-versa. Jamais je n’aurais pu parler sérieusement avec mes amies. Elles ne faisaient qu’évoquer leur futur tout tracé : devenir tisserandes, ménagères ou simplement femmes au foyer, se marier à quatorze ou quinze ans, avoir une ribambelle d’enfants. Elles rêvaient de leur mari, espéraient qu’il serait jeune, barbu ou imberbe, brun ou blond, tendre ou fort, gentil avec elle, comme ceci, comme cela. Je me demandais ce qu’elles deviendraient…
-D’où tu viens, Erwan ?
Il écarta une mèche trempée de son front et baissa les yeux.
-Je ne sais pas très bien d’où je suis originaire exactement… Un pays d’orient, quelque chose comme ça. On m’a retrouvé dans une barque il y a quatorze ans, j’avais à peine douze mois et je n’avais que ce collier de métal autour du cou. Des pêcheurs qui vivaient tout près m’ont recueilli. Ils m’ont entouré de toute leur affection mais la peste les a emporté quand j’avais huit ans… Leurs voisins se sont occupés de moi, gentiment, mais ils avaient déjà huit enfants et du mal à nourrir tout le monde. J’ai commencé à travailler peu de temps après, pour les aider, mais ça n’a pas suffi et j’ai été obligé de les quitter quand j’ai eu dix ans. J’ai un peu voyagé de villages en villages, je vivais un peu comme une bête sauvage (il rit doucement). Je me suis débrouillé comme ça pendant un an, et puis, un jour pluvieux d’automne, j’ai croisé la route d’une dame. Elle n’a pas supporté de voir un gamin en proie à l’hiver tout proche, alors elle m’a pris et confié à un de ses amis, Maître Tullin. C’était un forgeron qui a tenté de faire de moi son apprenti, mais devant mon faible potentiel, il a préféré m’apprendre l’escrime, et le combat en général, avec différents types d’armes… Chaque soir, tout le village se réunissait dans sa maison, autour du feu, sur d’épais tapis rouges. Maître Tullin racontait les légendes de la région, et c’est comme ça que j’ai appris l’existence de ce Château. Il m’a tout de suite passionné, chaque jour, je demandais de nouveaux détails à mon Maître. Il savait tout, comment arriver au Château, les diverses histoires d’aventuriers qui avaient osé y entrer depuis trois siècles, et dont aucun n’était reparu. Peu à peu, j’en vins à me douter de son existence, et le désir d’y aller s’est allumé en moi… Quand j’ai eu quinze ans, je lui ai annoncé mon projet, il s’en doutait et a consenti à me laisser partir, avec cette épée que tu vois (Il l’agita devant nos yeux). J’ai réussi à entrer malgré les brigands, exploré une vingtaine de pièces, puis les chamans ont réussi à me capturer… Tu connais la suite.
Je hochai la tête, songeuse. Toute cette histoire était incroyable… Il avait du tant voyager, croiser le chemin de tant de personnes… Dont le mien désormais.
-Et comment as-tu rencontré Émile ? Qui est-il, au fait ?
Cette fois, il rit franchement, mais pas très fort.
-Je n’en sais absolument rien ! Je l’ai croisé dans une pièce alors qu’il était en mauvaise posture, je me suis dit que ce n’était qu’un enfant un peu faible qui ne survivrait pas longtemps et que je me devais de le prendre avec moi, pour le protéger. Je me suis attaché à lui au fil du temps, c’est un peu mon petit frère de circonstances… ! Il ne m’a pas dit ce qu’il était venu faire dans le Château des Cent Mille Pièces et j’ai découvert tout à l’heure, en même temps que toi, qu’il pouvait faire de la magie, même si ça l’épuise beaucoup…
Je manquai de m’étrangler avec ma propre salive.
-M… mais ça ne t’étonne pas ?, je balbutiai.
Il me regarda avec incompréhension.
-Que ça le fatigue ? Bien sûr que non, c’est un exercice très difficile de faire apparaître un objet de nulle part, même pour les magiciens chevronnés…
-Non, non, ça ne t’étonne pas qu’il fasse de la magie ?
Il ouvrit des yeux ronds, mais pas aussi surpris que les miens.
-Eh bien, non ! Tu n’as jamais vu de magiciens avant ? Il y en avait un dans le village de Maître Tullin, il me faisait des tours le samedi soir. Il a disparu un jour, sans donner de nouvelles… Tu n’en connaissais pas, toi, de magiciens ?
Je secouai la tête, éberluée. Il parlait de magie comme si c’était la chose la plus naturelle au monde !
-Mais si on y réfléchit, ajouta-t-il avec intelligence, tout ce Château est magique. Ces pièces qui s’enchaînent comme ça bizarrement, ces chamans et leur fumée, ces phénomènes étranges, c’est un peu magique, non ?
Les escargots géants aussi, maintenant que j’y pensais. Mais…
-Ce n’est pas exactement pareil, tentai-je de m’expliquer. Qu’il existe des animaux ou des êtres extraordinaires dans un château de légendes, c’est moins étrange qu’un humain normal qui pratique de la magie, tu ne trouves pas ?
Il resta pensif quelques instants.
-Non, finit-il par conclure, ça ne m’étonne pas plus que ça. Les humains sont des animaux, je ne vois pas en quoi ils ne pourraient pas pratiquer de magie… Et puis, qui te dis qu’Émile est un humain normal ?
Il éclata de rire et je demeurai quelques instants éberluée avant de l’imiter, sans savoir s’il avait plaisanté ou non. Mais notre hilarité ne dura pas bien longtemps.
Une forme floue et rose soudain traversa les arbres et passa entre nous deux, pour continuer sa course un peu plus loin. D’un bond, nous nous levâmes et tournâmes sur nous-même. Il n’y avait personne, pas une feuille ne bougeait. Rassuré, nous nous rassîmes, et notre regard alla tout naturellement vers l’endroit ou Émile était allongé, endormi.
Où Émile avait été allongé, endormi.
Il avait disparu.
Le cri de rage que je poussai rebondit sur le plafond et les murs et se répercuta sur l’expression silencieuse d’Erwan. Ses yeux transportaient un profond désespoir… qui s’effaça très rapidement, laissant place à une détermination toute aussi puissante.
-C’est la forme qui l’a emporté, murmurai-je, furieuse.
Sans répondre, il prit son épée à deux mains et avança lentement vers l’endroit où s’était tenu son « petit frère ». L’herbe avait encore la marque de son corps recroquevillé. Derrière l’arbre au pied duquel nous nous tenions, un chemin était comme tracé entre les troncs, assez droit. D’un commun accord, nous décidâmes de le suivre.
Malgré la facilité apparente du parcours, la route se révéla être durement ralentie par le terrain. L’herbe était irrégulière, les racines proliféraient et il y avait tout un tas de branches basses à éviter.
-Là !, criai-je soudain.
Une forme rosâtre, comme celle aperçue précédemment, venait de passer d’un arbre à un autre, au-dessus de nous.
-Qu’est-ce que c’est que ça…, murmura Erwan, vaguement inquiet, sans que cela entame sa détermination.
Nous reprîmes notre marche un peu au hasard. La forme refaisait régulièrement des apparitions, se balançant allègrement d’un arbre à un autre, et nous tentions chaque fois dans la même direction qu’elle. Mais elle finissait toujours par reparaître en direction du point opposé. Cela semblait l’amuser beaucoup, mais j’étais lasse de courir ainsi dans tous les sens, sans structure. Erwan ne disait rien, j’avais l’impression qu’il n’abandonnerait jamais avant de retrouver Émile.
Nous nous arrêtâmes un instant pour manger et boire, avant de reprendre notre périple. Les fruits étaient peints de couleurs chaudes, charnus, juteux. Je n’en avais jamais goûté de pareils, c’était absolument délicieux. Erwan en trouva d’autres moins tendres pour les ranger dans sa sacoche, comme provisions ; nous bûmes à une source tiède qui coulait tout près. L’estomac un peu calmé, nous nous redressâmes pour reprendre les recherches, quand un cri nous interpella.
-Erwan ! Estyria ! Où êtes-vous ?
Ayant à peine échangé un regard, nous nous élançâmes vers la voix un peu pâle d’Émile.
Nous le retrouvâmes à une dizaine de mètres de là où nous l’avions quitté. L’angoisse d’être seul avait coloré son teint pâle d’un rouge vif. Il courut faiblement vers nous quand il nous aperçut.
-Où étiez-vous passé ? J’ai cru que je vous avais perdus…
-Mais c’est toi qui avais disparu !, protesta Erwan en le serrant dans ses bras.
Émile fronça les sourcils, en pleine réflexion.
-Je me suis réveillé un peu plus loin, au milieu d’un énorme nid d’oiseau. Je ne vous voyais plus, j’ai eu peur et je vous ai cherché partout, mais vous n’étiez plus là !
Erwan s’agenouilla à son niveau et lui expliqua ce qu’il s’était passé. La silhouette rose ne reparut plus, mais, au loin, j’entendis comme un rire enfantin, sauvage, bestial même. Pendant qu’Émile et Erwan se rassuraient doucement mutuellement, je m’accroupis et fouille la terre à pleines mains. J’avais remarqué à l’instant un carré où l’herbe était plus claire et clairsemée, comme plus jeune. Après quelques efforts, je parvins à soulever la trappe. Je poussai un cri de victoire qui attira l’attention de mes deux compagnons et me penchai au-dessus de la cavité. Elle était entièrement sombre, je ne distingue rien. Je relevai le visage et croisai le sourire doux d’Erwan et la figure un peu secouée mais vibrante d’énergie d’Émile. Le jus du fruit dans lequel il venait de croquer lui dégoulinait sur le menton.
-Qui se dévoue pour y aller en premier ?, demanda Erwan, le regard coloré, rieur.
-Je veux bien !, je m’exclamai.
Et sans attendre leur réponse, je me jetai dans l’ouverture de la trappe.
Autrice : Etincelle de Feu sous le pseudo « Etincelle de Feu »