Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE FÉRIÉE
LA PIÈCE FÉRIÉE

LA PIÈCE FÉRIÉE

Pièce n°1817
Écrite par troispetitspoints

En franchissant une énième porte, je me demande une énième fois pourquoi est-ce que je suis venu dans ce Chateau

Et je me sermonne une énième fois: ça n’a pas d’importance. Inutile de se questionner sur un choix quand il n’y a pas eu de choix. Le Château était la seule fuite possible

Mais quand même

La pièce dans laquelle je viens de rentrer, jusque-là plongée dans le noir, s’éclaire d’une petite lueur vacillante, puis deux, trois, je cesse vite de compter. Quelqu’un allume ses bougies d’anniversaire, et bien que je ne distingue pas encore son visage, mon cœur se tord d’un mauvais espoir

Je ne dis rien, regardant les bougies être allumées une à une, éclairant progressivement les mains qui les manipulent, puis le gâteau rose poudré dans lequel elles sont plantées, puis l’élégante robe de la personne. Cette dernière hésite un instant avant d’allumer la dernière flamme, avant de le faire en soupirant, éclairant enfin son visage. Elle est fatiguée, ses yeux sont rouges mais elle n’admettra jamais avoir pleuré pour une raison aussi futile, passer son anniversaire seule, ça arrive. Elle murmure, lugubre:

— Soixante ans, je suis vieille

— Non, tu n’as pas soixante ans.

Elle ne manifeste aucune surprise devant ma présence, ne lève même pas la tête. Un instant, je me demande si elle me perçoit, et qui de nous deux a réellement disparu il y a deux ans

Mais elle finit par me répondre

— J’ai soixante ans. Enfin…

Elle ne finit pas sa phrase, je me charge de l’achever, avec une spontanéité qui nous surprend tous les deux

— Tu aurais dû avoir soixante ans aujourd’hui. Mais ça n’arrivera jamais.

Un léger sourire tord ses lèvres

— Non, tu as raison mon chéri. Je ne serai jamais vieille, est-ce si mal finalement

En écho du sien, mon visage s’orne d’un petit sourire, de ces sourires qui ne veulent finalement rien dire, sourire de joie ou compassion ou simple convention sociale

— Quel âge as-tu maintenant? Tu vieillis encore ou…

Encore une fois, elle ne finit pas sa phrase. La mort ne l’a pas changée, prononcer certaines choses lui sont inconcevables

— Oui je vieillis encore. Je ne t’ai pas suivie

— Alors qu’es-tu venue faire ici?

Tout en prononçant ces mots, elle lève le gâteau, et les bougies éclairent davantage la pièce en laissant son visage dans l’obscurité.

Les murs sont recouverts de papier peint orné d’un curieux motif végétal. Je plisse les yeux, ne parvenant pas à comprendre exactement le motif.

Elle s’est levée, tenant le gâteau et la lumière à bout de bras, et soudain je comprend

Sur les murs, ce n’est pas un arbre qui est dessiné ; ou plutôt ce n’est pas qu’un arbre

C’est un arbre généalogique

Tous les cadres des branches du haut, ceux d’ancêtres depuis longtemps disparus, sont brûlés, et l’emplacement où les membres des branches du bas ont leur portrait n’est pour les morts qu’une tache sombre

Je m’approche à pas très lents. Elle m’attend, sans rien dire, à vrai dire il n’y a aucun bruit. Je marche sur la pointe des pieds, respire doucement. Ne pas briser le silence

Quelques pas à peine me séparent d’elle, la pièce n’est pas si grande, mais ces quelques pas semblent durer une éternité. Le temps déjà singulier du Château s’est encore distordu dans cette pièce, où se célèbre un anniversaire qui n’aura jamais lieu, pour une rencontre bravant la frontière de la mort. Je ne sais pas si je suis reconnaissant envers le Château de permettre ce face à face.

Je me tiens à côté d’elle. Les soixante bougies ne peuvent pas éclairer plus loin que ses mains et avant-bras, le reste de son corps, et son visage se perdent dans l’obscurité. La pensée d’effleurer ses mains me traverse, m’assurer qu’elle est vraiment là. Mais quelle importance finalement qu’elle soit palpable ou non.

Les bras s’abaissent légèrement, éclairant de nouveaux noms sur le mur, de nouvelles générations, le nombre de taches sombres s’amenuisent à mesure que s’éclairent la temporalité de dehors, où tant vivent encore. Je reconnais quelques noms, quelques visages, puis me fige devant un portrait noirci, à un étage où la majorité sont encore là. Je n’ai pas besoin de lire le nom, de lire les dates, je sais de qui il s’agit. Je n’en ai pas besoin, mais peut-être en a-t-elle besoin, elle, alors je lis, à haute voix, le nom, la date de naissance et celle de décès.

Je ne sais pas si elle tremble ou si ce ne sont que mes sanglots. Ce n’est qu’un nom et deux dates mais les articuler est aussi douloureux que cracher du feu et je peine à finir les quelques mots. Je suis aussi épuisé que si j’avais prononcé un long discours.

Du coin de l’œil, j’ai l’impression que les portraits des vivants me sourient. Il faut dire, il faut nommer.

J’attends une réponse de la part de celle, en face de moi, dont je viens d’égrener l’identité. Mais aucune voix ne sort de la bouche enfouie dans le noir. Une déception me traverse, mais je devrais bien savoir qu’il ne faut pas attendre de remerciements de sa part

Son bras descend encore, de quelques millimètres, illuminant sur le papiers peint les noms juste en dessous du sien. De sa branche noircie éclosent deux noms. De l’autre main, elle caresse tristement le premier des deux. Un rictus amer se dessine sur mon visage.

Puis la main qui vient de toucher le portrait de ma sœur saisit, sur le gâteau, une des bougies, et l’approche du second nom. Va-t-elle oser. Va-t-elle oser, même par-delà la mort, me brûler ainsi ?

Mais elle ne l’a pas encore décidé, et laisse la bougie juste à côté du portrait qui me représente dans cet arbre généalogique. Un mouvement. Un microscopique mouvement de sa part et je m’enflamme. Et elle m’enflamme.

Je ne suis venu dans ce Château que parce que je n’avais nulle part d’autre où aller. Mais au moins, j’y aurais trouvé des réponses aux questions qui me hantent, non elle ne m’a pas aimé. Au moins je suis fixé.

—Vas-tu me brûler, je finis par demander, un brin de moquerie dans la voix

—C’est à toi de décider. C’est à toi de me dire. Veux-tu que je te brûle ? Ça irait vite.

La question me désarçonne, et l’hésitation m’envahit. Pourquoi pas finalement. Ça irait vite. Ça ira vite. Un mouvement, un simple mouvement de sa main.

Soudain, l’hésitation se retire et un tsunami de colère m’envahit.

Je ne réponds pas, laisse un instant la colère monter, monter à son paroxysme. Je ne module pas mon refus, ne m’excuse pas, ne prend pas de voix douce, et prononce un simple « non. »

Ses mains tremblent un peu devant la forme directe de ce refus. Je ne lui laisse pas le temps de répondre, et d’un mouvement brutal, je renverse le gâteau sur la tapisserie, que les 59 bougies enflamment immédiatement. Je m’éloigne de quelques pas, pour ne pas me brûler, le temps semble avoir repris son cours normal

Le mur en feu a un côté hypnotique, dans les flammes dansent ensemble les noms oubliés, les noms honnis, les noms des disparus et ceux des vivants. J’admire mon œuvre. L’incendie éclaire désormais toute la pièce. Je me rends compte que l’obscurité cachait de nombreuses toiles d’araignées, que la chaise sur laquelle elle était assise lorsque j’étais rentré est vermoulue et tient par du scotch, et que dans le gâteau, donc quelques parts n’ont pas été brûlées, grouillaient des asticots. Je crache sur le mur et me retourne vers elle. Une aura d’obscurité l’entoure tout de même. Elle a gardé à la main la bougie avec laquelle elle m’avait proposé de brûler mon nom, et l’approche de son visage. Ce n’est plus son visage de vivante de tout à l’heure, c’est son visage de mourante, aux joues creusées et bouche ouverte, comme l’ultime fois où je l’avais vue. Ce visage qui hante mes cauchemars, toutes les nuits sans exception depuis sa mort, mais désormais je n’ai plus peur.

—Non. Je n’ai plus peur. Je t’aime, et tu me manques, mais je n’ai plus peur de toi maman.

Le mur s’écroule sous la force du feu et, n’ayant cure des quelques brûlures récoltées au passage, je passe dans la pièce voisine.

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4 commentaires

  1. <3<3<3 Ton texte est vraiment puissant. J'aime beaucoup la façon dont tu t'empares de l'image de l'arbre généalogique pour naviguer dans les enjeux familiaux (ça me frappe sans doute d'autant plus que je replonge récemment dans mon addiction à la généalogie, oups).
    Et cette idée d'une pièce comme la possibilité d'une rencontre, d'un rendez-vous, c'est très fort.
    "Veux-tu que je te brûle ? Ca irait vite." Ces deux phrases sont une perle littéraire, j'adore leur efficacité, leur côté incisif. Il y aurait matière à les insérer dans un poème ou un ensemble poétique.

    1. Bonsoir 🙂 merci beaucoup! Bon courage pour la plongée dans ton arbre oups x) veux-tu une bougie en stock s’il faut brûler des branches x)?

      Le Château est un univers assez vaste et incohérent pour permettre ce genre de rencontres absurdes, remarque je sais pas si je préfèrerais croiser le Château ou ma mère oups.

      Mais c’est vraiment un bon lieu pour s’exorciser de ce genre de texte. Content qu’en plus il plaise et soit compréhensible!

      Merci d’avoir relevé la tournure! Hésite pas à l’utiliser pour certains de tes textes/poèmes si elle sonne fort à tes oreilles!

  2. Alké

    Waw, je ne m’attendais pas du tout à une atmosphère aussi sombre et dramatique en lisant le titre et les premières lignes.
    J’ai l’impression qu’il y a plein de choses qui m’ont échappé, peut-être parce que je connais mal ton personnage, son passé et ses relations avec sa famille, mais tu donnes suffisamment d’infos pour qu’on te suive (et après tout, je ne sais pas à quel point tu as creusé ce perso dans tes précédentes pièces). J’aime beaucoup la façon dont tu utilises le gâteau (ou plutôt les bougies) comme moteur de description et d’action, ça marche super bien. Et le final est grandiose.
    Juste une hésitation sur l’utilisation du verbe « rentrer », ça donne l’impression que ton personnage est déjà passé là alors que ce n’est visiblement pas le cas (?), mais en vrai je crois que ça se fait de l’utiliser comme synonyme d’entrer. Bref, à bientôt dans une autre pièce !

    1. Bonjour 🙂 merci de ton commentaire et de ton retour!
      Effectivement le titre est en décalage avec le reste du texte, ce n’était que pour souligner la date d’écriture et de postage de cette pièce x)
      C’est une pièce isolée, ce personnage ne fait pas partie d’une aventure. Il n’a pas été développé auparavant et ne le sera pas dans d’autres pièces 🙂 J’ai comme projet d’écrire de temps en temps des pièces en « instantanées » avec des explorateurices non nommé-es, qu’on ne suit que le temps d’une pièce
      Mais tant mieux que les infos données suffisent pour suivre cette pièce 🙂
      Oups, merci de souligner l’utilisation de « rentrer » en synonyme approximatif de « entrer », sale habitude x)

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