Bernadette as Bernadette
Encore sous le choc de ma subite illumination intellectuelle –Je venais de comprendre qu’Ariane et Dionysos étaient eux-mêmes dans le château, ce qui laissait à penser que celui-ci était né avant l’Antiquité Grecque, ou même la Préhistoire- Je dû me concentrer pour ne point choir à mes pas hésitants. Peine perdue, car je trébuchai sur un aiguillon rocheux, une stalagmite qui semblait avoir percé sous mon pied dans le but même de me faire buter contre elle.
Eh oui : ce château me rendait extrêmement paranoïaque.
Je venais de pénétrer dans un antre troglodyte, une grotte à peine aménagée pour n’être que fonctionnelle. De la chaux avait été appliquée sur les murs et la voûte, de sorte que l’humidité était régulée, des planches recouvertes de drap faisaient office de lits, et une grossière table de bois courte sur pieds supportait une faible lampe à pétrole.
Mais le plus étonnant était cette myriade de fils translucides, semblables à des fils de la vierge, qui pendaient de la paroi supérieure jusqu’au sol, ne laissant qu’apparaître la silhouette mouvante d’une femme. Ses mains apparaissaient en disparaissaient diligemment devant le rideau de soie pour en entremêler les fines cordelettes jusqu’à produire d’inextricable nœuds. À côté d’elle, hors du pellucide voilage si bien que je pu la voir clairement, une femme aux cheveux roux ombrés de gris filait de la soie sur un antique rouet, qui grinçait d’une épouvantable façon. Son visage déjà marqué-elle avait une cinquantaine d’années- était empreint d’un doux sourire, douceur renforcée par la couronne d’étoiles qui lui enserrait le front et sa vaporeuse étole azur. Régulièrement, elle soulevait de ses doigts diaphanes un filament de soie qu’elle tendait à sa compagne dissimulée, laquelle le suspendait à une aspérité de la roche pour prestement le mêler aux milliers de ficelles.
Doucement, en prenant garde à étouffer ma respiration et assouplir mes pas, j’effectuai un demi-cercle pour apercevoir la noueuse. Il m’apparut qu’elle était plus vieille que ce que je m’étais imaginé. Elle paraissait avoir fêté ses quatre-vingt ans, son visage ridé et tâché attestant de sa longue vie, et portait un large kimono plissé dans des tons rose nacré parsemé de constellations brodées. Ses cheveux décolorés dans lesquels subsistaient quelques mèches dorées étaient nattés et relevés en chignon d’une manière extrêmement complexe. Son expression faciale était neutre mais ses yeux vifs et précis.
Soudain, une troisième femme sortis de l’ombre, et je faillis pousser un cri quand je la vis : voûtée, courbée, ses vertèbres saillaient sous son chandail crasseux et pelucheux qui laissait apparaître des mollets fripés et rachitiques piqués de varices. À chaque pas, ses ongles d’orteil pareils à des serres de rapaces (qui avaient percé les bandelettes maculées de boue qui enserrait ses pieds), raclaient le sol avec un chuintement semblable au cri de la craie sur l’ardoise. Ses mains, également couvertes de lanières de tissu, étaient crispées sur une paire de grands ciseaux d’argent étincelants. Mais le plus effrayant était son visage. Sa peau jaunâtre tombait, décatie, si flasque que ses joues se confondaient avec son cou, frôlant ses épaules, si flasque que ses paupières inférieures se décollaient de ses yeux obscurcis par la cataracte, si flasque que les coins de sa bouche pendaient, comme dénués de muscles, révélant des canines pourries qui paraissaient friables comme des pâtés de sable au soleil.
Parvenue presque accroupie devant le fin rideau, elle releva et écarta ses longs cheveux clairsemés et complètement transparents pour tordre ses misérables traits en une grimace si repoussante, que, si elle n’était pas, compte tenue de son visage, aussi effrayante, j’en aurais hurlé de rire. Elle brandis de son bras violacé la paire de lames, saisit de ses griffes un des fils et le trancha net. Elle réitéra l’opération plusieurs fois de suite, de plus en plus vite, l’air de se délecter de sa besogne, pour finalement presque arracher à mains nues un énorme nœud compact qui devait bien contenir une centaine de brins, et retomber sur le sol, en extase, les coins de sa bouche tressaillant de plaisir.
Les yeux révulsés, elle se remit debout tant bien que mal, et fit mine de retourner au fond de son antre, mais m’appercut et fondit sur moi aussi vélocement que le lui permettaient ses antiques guiboles. Elle prit mon menton entre ses ongles, m’égratinant au passage, et caqueta d’une voix grinçante, rauque et stridente à la fois, bien que je doutai que cela fut possible :
« De la visite ! De la visite ! De la visite ! De la visite ! »
Les deux autres tournèrent leurs têtes brusquement, telles des volatiles, et s’écrient de voix assez désagréables mais bien plus douces que celle de celle qui semblait être la doyenne.
«La question, alors ! fit la noueuse.
-Oh, oui, la question ! pépia la fileuse. »
Avant que je pu esquisser le moindre geste, elles formèrent une ronde autour de moi, et chantèrent comme une chorale de portes mal huilées.
« Nous sommes les trois sœurs
Les trois sœurs du destin
Filles d’Anankè seule
Seule maîtresse du destin
Mais ses dons elle nous lègue
A nous les trois sœurs du destin
Destin, destin ! Il vous rattrapera.
Moi je suis Clotho
Clotho la fileuse d’âme
Parée de ciel sur ma peau
Et d’astres dans mes cheveux
Et je file, je file, je file
C’est grâce à moi que tu es née
Destin, destin ! Il vous rattrapera.
Et moi c’est Lachésis
Lachésis la répartitrice
J’enroule et je mêle et je noue
Les vies les amours et les haines
J’enroule et je mêle et je noue
Et c’est grâce à moi que tu ne vis pas pour rien
Destin, destin ! Il vous rattrapera.
Et moi, et moi, Atropos
Tu m’as oubliée ?
Tu ne devrais pas
Car un jour j’aurais ton âme
Oui c’est moi qui coupe les fils
Les fils d’âme je les arrache
À la vie je mets terme
Et je coupe, coupe, coupe
Coupe, coupe, coupe
Coupe, coupe, coupe,
COUPE !
DESTIN, DESTIN ! SOUS MES CISEAUX TU MOURRAS ! »
Elles s’écartèrent de moi, presque en transe. J’étais terrorisée et soudainement pris conscience de qui elles étaient : les moires, les trois sœurs du destin, celles qui filaient, mêlaient et tranchaient les vies. Il semblait que la mythologie grecque avait une existence au sein de ce château. C’était terrifiant, car, en envisageant que je puisse m’échapper d’içi, qui est-ce qui m’attendra à la prochaine pièce ? Hadès et son molosse à trois têtes, Cerbère ? Méduse et ses sœurs les Gorgones ? Le Minotaure, assoiffé de jeune sang ? Je cherchai des yeux la sortie mais elles me la barraient.
« Que me voulez-vous ? tentais-je.
-Une distraction, siffla Lachésis.
-Nous allons te poser une question, grogna Atropos.
-Une seule, souffla Lachésis.
-Mais si tu n’as pas la réponse… Repris la répartitrice.
-Quelqu’un mourra dans le château, laissa tomber la fileuse.
-Je couperai son fil et toi, toi, tu auras le poids de sa mort sur la conscience, et à chaque seconde de ta vie, tu humeras le goût amer de son sang sur ta langue, finit Atropos. »
Elles laissèrent planer quelques secondes.
« La question est : Avec, on peut avoir un livre mais pas l’intelligence…
-Avec, on peut avoir un lit mais pas le sommeil…
-Avec, on peut avoir une horloge mais pas le temps…
-Avec, on peut avoir une position mais pas le respect…
-Qui suis-je ? »
Mon cerveau carburait à toute allure, et de panique je commençai à suer. En quoi ces éléments pouvaient-ils être reliés ?
« Une minute… susurrèrent les Parques, comme les appelaient les Romains »
Puis…
« Trente secondes… »
Et en fin…
« Quelle est ta réponse ?
-Ma réponse, heu, je… »
Bégayant, je lâchai un mot au hasard, le premier qui me vint.
« La vie ! C’est, heu, la vie !
-Mauvaise réponse ! hurla Atropos, exultant.
-Il s’agissait de l’argent, souffla Clotho.
-Mais, tu as le choix : quelle vie veux-tu supprimer de ce château, sourit Lachésis, plus cruelle que jamais. »
C’était affreux. Ca ne suffisait pas de me rendre responsable de la mort d’un explorateur, non, il fallait en plus que je le choisisse, moi !
« Je ne peux pas. Prenez qui vous voulez.
-Non. C’est toi qui dois nous dire.
-Elle n’a qu’à désigner un des fils du doigt, au hasard, intervint Clotho, nous n’avons pas que ça à faire.
-Bonne idée. Jeune mortelle, montre-nous une âme ! »
Tremblante, je m’avançai jusqu’au rideau et désignai une cordelette de soie, sur laquelle jouaient de ravissant reflets. La Parque blême se traîna jusqu’à moi, et, d’un coup sec, fit claquer ses ciseaux à la base du brin. Je fondis en larme.
« Tu viens de tuer Leeko, Craqueuse d’Allumettes ! s’esclaffa l’Implacable. »
Soudain, Lachésis poussa un gémissement.
« Oh non… Non…
-Qui a-t-il, sœur ?
-Cette aventurière… Leeko de son nom…
-Eh bien ? Parle !
-Elle est, elle est…
-QUOI ?
-Elle est immortelle ! »
Atropos hurla de rage, Lachésis tomba, prostrée, sur le sol, et Clotho éclata en sanglots.
« C’est pas juste ! Pas juste ! Pas juste ! Pas juste ! »
Ces manifestations de frustration ressemblaient à celles de jeunes enfants… Non de femmes sans âge. Soulagée, je quittai la pièce en remerciant la Providence.