Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE QUI SOUFFRE
LA PIÈCE QUI SOUFFRE

LA PIÈCE QUI SOUFFRE

Pièce n°1401

Minouchka

La chose qui m’accueillit lorsque je pénétrai dans la nouvelle pièce fut un hurlement. Un terrible, un horrible hurlement, qui me faisait dresser tous les poils et me donnait envie de me plaquer au sol et de ne plus rien entendre.
Ou, mieux encore, de revenir en arrière dans la petite pièce chauffée et confortable.
Non, ce qui m’y attendait serait pire encore. Je me ferai cajoler par cette inconnue, puis livrer à l’autre…
Alors je devais rester ici.
Le cri retentit à nouveau. Plus fort, plus aigu, plus transperçant. Un cri de douleur et de désespoir, celui d’une mère qui voit mourir son enfant et qui reste impuissante, d’une mère qui hurle au ciel sa colère impuissante.
Ce cri, je l’avais entendu assez de fois. Alors, lorsque le hurlement s’acheva dans un sanglot, je décidai d’agir.
Doucement j’entonnai un chant. LE chant. Ceux qui savent de quoi il s’agit sauront de quoi je parle.
J’enchaînai les mélodies, les paroles, les couplets, les mélangeant dans n’importe quel ordre. Maître Anirum m’aurait tiré les oreilles et la queue si j’avais massacré ainsi LE chant devant lui, mais il n’était pas là.
Je me laissai transporter par les syllabes répétitives. Comme toujours lorsque je chantai, j’entrai en une espèce de transe. Je n’avais plus aucun contact avec le monde extérieur.
C’est pourquoi je ne l’entendis pas tout de suite lorsque je terminai sur un ultime « Din-a-rukh », en traînant sur la dernière partie. Mais lorsqu’elle le répéta, je compris.
-Merci.
Un murmure faible, presque un soupir. Je l’entendis gémir.
-Ça faisait tellement longtemps que je ne l’avais pas entendu… Où l’as-tu appris?
Je ne répondis pas.
-S’il te plaît, parle-moi! Prouve-moi que je n’ai pas rêvé! Sinon, il reviendra…
Je ne voulais pas parler. Je ne pouvais pas. Pourtant, lorsqu’elle me supplia de lui répondre, je ne pus m’en empêcher:
-Qui es-tu?
Un rire triste. Elle me répondit des larmes dans les voix.
-Je suis la pièce. La pièce-mère. Je suis la première pièce du Château, et c’est de moi que naissent toutes les autres pièces.
-Pourquoi pleures-tu?
-Je pleure parce que mes enfants meurent, périssent les uns après les autres, sous la lame sans pitié des explorateurs. Ils détruisent tout sur leur passage, sans penser que derrière les murs de pierre se trouvent des êtres intelligents, capable de penser comme toi et moi.
-Tu te trompes. Les explorateurs ne sont pas tous comme ça. Et ils ne savent pas, ils ne réfléchissent pas.
-C’est ça, le problème! Ils ne savent pas. Mais ça n’a pas toujours été comme ça.
Instinctivement, je dressai la tête. La pièce continua:
-Je vais te raconter mon histoire. Les premiers aventuriers me connaissaient. Je ne parle pas de ceux de maintenant, ceux qui sont venus pendant une autre ère, avant le début du monde. Le Château était aussi différent: ce n’était pas un lieu évité, perdu au milieu de nulle part, mais un endroit de pèlerinage.
J’aurai écarquillé les yeux si j’avais pu, et elle dut s’en apercevoir, car elle rit avant de poursuivre:
-Oui, un lieu de pèlerinage. Toutes les pièces que je générai étaient respectées et admirées. Et je faisais partie des buts les plus recherchés, des plus inaccessibles. Atteindre la pièce-mère, c’était la gloire!
Mais un jour, tout a changé. Plus personne ne vint. Le Château, avant ça, venait me rendre visite tous les jours, mais à présent il m’ignorait.
J’avais l’impression que tout ça n’avait jamais existé. Que j’avais juste rêvé. Je somnolait la plupart du temps, et mes murs ont commencé à se couvrir de toiles d’araignées, la peinture s’écaillait.
Pourtant, quelqu’un a fini par entrer. Un explorateur, le premier de cette ère. Il a poussé cette porte comme toi tu l’as fait. J’étais sûre qu’on venait enfin m’aider, qu’on allait arranger la situation, ou bien tout m’expliquer.
Mais pas du tout. Il a poussé cette porte, il a tourné la tête d’un côté puis de l’autre, a haussé les épaules puis est sorti. J’avais vu dans son regard qu’il était un peu déçu et qu’il s’ennuyait.
C’est à ce moment que je me suis énervée. J’étais autrefois un lieu de pèlerinage renommé, et maintenant un simple lieu de tourisme? Car le premier explorateur me faisait vraiment penser à un touriste en quête de sensations.
Avant cette visite, j’avais arrêté de produire des pièces. Mais dès la venue de l’aventurier, je m’y suis remise furieusement, les crachant les unes après les autres, chaque pièce plus dangereuse et plus mortelle que la précédente. Le Château, lieu de pèlerinage, le Château, île de touristes, et à présent, le Château, craint et rejeté.
Je me tus, stupéfaite. Je m’étais attendue à tout, sauf à ça. Mais maintenant que tout était dit, une dernière question me brûlait les lèvres:
-Mais… pourquoi utilises-tu le Sanglot? Tu sais que ça a été interdit, enfin, j’imagine…
-Bien sûr. Le Château ayant repris son activité, j’étais à nouveau au courant de tout grâce à mes pièces-espionnes. De toute façon, le Château lui-même est un lieu interdit. Et je me souviens toujours de ce regard ennuyé que m’avait jeté le premier explorateur. Je voulais que quiconque entre ici s’en souvienne le reste de sa vie.
Un silence. Je sentais qu’elle voulait dire autre chose, et je complétai à sa place:
-C’est aussi le seul moyen que tu as trouvé pour exprimer ta douleur, n’est-ce pas?
Elle ne répondit pas, mais je pris cela comme un oui.
Je me levai:
-Je dois partir. La lutte contre le Château n’est pas finie, elle vient à peine de commencer. Je te remercie de m’avoir parlé de tout ça, ça sera sûrement utile un jour ou l’autre.
Elle restait muette. Comme si elle voulait me faire croire qu’elle n’était qu’une pièce ordinaire. Comme si elle voulait me faire croire que je m’étais tout imaginé, que j’étais devenue folle.
Je continuai tout de même à parler dans le vide.
-Merci. Pour tout. Et…
J’hésitai, avant de poursuivre:
-Au revoir, Minräa.
Je me dirigeai à tâtons vers la sortie. Je n’attendais plus de réponses. Si ça se trouve, j’étais vraiment à moitié folle.
Mais alors que je sortais, j’entendis sa dernière phrase. Un murmure. Un souffle d’espoir.
-Ainsi, on ne m’a pas complètement oubliée… Au revoir, Naradjí.

Autrice : La Panthère Qui Ronronnait, sous le pseudo « La Panthère Qui Ronronnait »

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