Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE DE L’AUTEUR QUI BLOQUE
LA PIÈCE DE L’AUTEUR QUI BLOQUE

LA PIÈCE DE L’AUTEUR QUI BLOQUE

Minouchka

-Alors… À ce moment-là, on pourrait écrire que… Non, ça va pas… Ou alors, le personnage s’écrierait que… non plus, ça ferait nunuche…
Ce furent les mots que j’entendis lorsque j’ouvris les yeux. Ou plutôt, tentai d’ouvrir les yeux. Quelque chose m’empêchait de soulever les paupières…
Je poussai un feulement de protestation. Enfin, un miaulement. J’imagine que ma forme de panthère avait été gravement endommagée lors de ma chute, et c’était sûrement pour ça que j’avais repris ma forme de chat.
Donc, je poussai un miaulement de protestation. J’entendis la personne sursauter, puis une chaise se pousser et l’inconnu s’approcher de moi.
-Alors, on se réveille, on dirait? Calme-toi, je ne veux pas te faire de mal.
Je me débattis en grognant et en crachant, alors qu’il (ou elle) tentai de me soulever.
Finalement, je réussis à lui mordre la main. Un cri de douleur. Il ou elle me lâcha aussitôt, et je m’éloignai toujours en feulant.
-Pour tes yeux, ne t’inquiète pas. Ils sont un peu collés par une espèce de croûte, mais ça devrait partir normalement.
« Un peu » collés? Je secouai la tête, dédaigneuse. De la super-glue n’aurait pas fait mieux.
-Désolé, je ne sais vraiment pas quoi faire pour t’aider. Si je le savait, je l’aurai fait depuis le début.
Je soupirai. Tant pis pour mes yeux. J’allais plutôt me fier aux autres sens.
D’après la voix, l’inconnu était une femme. Plutôt jeune. Pourtant, on sentait une certaine fatigue dans sa voix un peu éraillée. Elle sentait la lavande (un peu fanée) et la tisane.
Je sentais un fin courant d’air qui m’apportait un parfum d’arbre, peut-être un chêne. Au loin, un oiseau chantait. Un rayon de soleil éclairait et chauffait ma fourrure.
Sans le savoir, je m’étais levée et dirigée vers l’endroit d’où provenait le courant d’air. S’il y avait du vent, il y avait certainement une sortie…
La femme se leva aussitôt et se mit en travers de mon chemin.
-N’essaie surtout pas de sortir.
Sa voix était soudainement froide et dure, l’ordre sans appel. Je feulai en sortant mes griffes.
Elle soupira, s’accroupit pour se mettre à ma hauteur. Je ne la voyais pas mais je sentais qu’elle me regardait avec une certaine tendresse, mais non sans reproche.
-Crois-moi, si tu sors, tu le regretteras. Pour moi, c’était pareil le premier jour. Mais je n’ai plus jamais tenté le coup.
Après s’être tue un moment, elle ajouta:
-Et je ne peux pas te dire pourquoi.
Elle se releva et se rassit. Peu après, j’entendis un crayon griffonner sur une feuille. Puis l’inconnue pris sa gomme pour effacer ce qu’elle avait écrit, froissa la feuille, jura, puis chiffonna le tout avant de le jeter par-dessus son épaule.
Je me rapprochai de sa chaise, mais comme je ne voyais rien, je me cognai le musea sur un des pieds du meuble. Je reculai vivement. Tout cela me rappelait la pièce aux meubles invisibles.
Je perçus à nouveau sa voix, cette fois-ci beaucoup plus douce.
-Je suis désolée, me dit-elle. J’avais oublié que tu ne voyais rien.
Elle se pencha vers moi, me saisit puis me souleva avant de me déposer sur ses genoux. Je me crispai, mais me laissai faire.
-Tu vois, j’essaie d’écrire un roman, poursuivit-elle, mais à chaque fois, je bloque et je ne sais pas comment continuer. J’ai écrit le premier chapitre, en me forçant un peu, et j’ai plusieurs idées pour certaines parties très précises, mais je ne parviens pas à mettre ces idées en ordre.
Elle se tut soudainement, avant de reprendre son monologue:
-Je t’ennuie, n’est-ce pas? Mais je n’y peux rien: tu es le premier être vivant que je vois depuis des années, voir plus longtemps. Alors je suis juste obligée de te dire tout ce que je n’avais jamais dit à personne.
Je levai la tête en écoutant la tirade. Mes oreilles frémirent. Plusieurs années, et elle n’en était qu’au premier chapitre? Et qu’entendait-elle par « le premier être vivant »? On percevait pourtant distinctement l’oiseau qui chantait au-dehors. En fait, à bien écouter, ils étaient plusieurs, toutes espèces faire. De quoi faire saliver tout chat qui se respecte!
-Je pensais faire une histoire à propos d’un gars qui rencontre son double et qui voit tous les défauts qu’il possède. Et il en a beaucoup! Il va essayer de se corriger, et en rendant régulièrement visite à son double, qui évolue en même temps que lui, pour vérifier ses progrès. Ça, c’est l’idée générale, mais je n’ai pas beaucoup avancé. Je me disais qu’on pourrait dire que…
Je me laissai bercer par ses mots, ses phrases qui ne me regardaient pas, mais qu’elle me donnait quand même. Elle ne disposait de presque rien dans cette pièce, je le sentais, mais elle partageait le peu qu’elle avait.

***

Je me réveillai à cause d’une sensation de froid. Je ne voyais toujours rien, mais la surface dure sur laquelle j’étais étendue indiquait qu’elle était partie.
Je me relevais, tendis l’oreille. J’étais toujours dans la même pièce. Le bruit du vent et les chants d’oiseaux me le disaient.
Je fis quelques pas. La chaise était toujours là, mais pas sa propriétaire.
D’un bond ou deux, j’étais sur la table. Je sentais les feuilles de papier se froisser sous mes coussinets.
Où était-elle partie? Aucune idée. Son odeur flottait toujours dans la pièce, l’inconnue devait avoir quittée son bureau il n’y a pas longtemps. Et elle n’était pas bien loin, j’en étais sûre.
Soudain, je perçus des voix. Très faibles, et lointaines. Je n’arrivais pas à comprendre ce qu’elles disaient.
Je sautai de la table et me dirigeai vers elles en me fiant à l’ouïe. Bientôt, je reconnus l’une d’elle: c’était l’occupante de cette pièce qui parlait d’un ton énervé.
Quant à l’autre voix… Je ne l’avais jamais entendue, pourtant elle me semblait familière. Mais je n’eus pas le temps de m’attarder là-dessus, car je fus attirée par la conversation.
-Ce n’est pas juste! Ça fait des années que je suis enfermée ici à cause de toi, et tu me forces presque à décamper! vociféra la première.
-Nous avions passé un accord: tu peux sortir quand ton roman est terminé.
-Mais tu as triché, tu as envoyé un de tes hommes pour m’empêcher de continuer. Depuis qu’il est là, je n’ai plus aucune inspiration.
-Peut-être que le sujet que tu as choisi ne me plaît pas, tu y as pensé?
-Ça m’est égal! J’avais envie d’écrire un roman là-dessus, et je le ferai!
-Je ne te comprends pas. Tu te plains de ne pas pouvoir sortir, et quand je te dis que tu es libre, tu refuses?
-Tu ne m’as pas dis que j’étais libre, tu as dit que si je n’étais pas partie dans trois jours tu me jetterais dehors! C’est plus par principe qu’autre chose que je me rebelle. En plus, je t’avais dit que je finirai ce livre et je le ferai!
-Tu as peur de me devoir quelque chose, c’est ça?
-Comme je te connais, tu me réclameras ensuite un service quelconque où je risquerai encore une fois ma peau!
Elle avait presque hurlé les derniers mots, puis avait éclaté en sanglots. Je l’entendis murmurer faiblement:
-Ma peau… Et celle des autres.
-Si tu veux me rendre un service maintenant, tu peux le faire. C’est simple et sans danger.
-Dis toujours…
-Livre-moi le chat qui est entré dans ta pièce.
Un temps de silence. Elle tituba en arrière, stupéfaite.
-Le… chat? Que vas-tu lui faire?
-Rien de grave. J’ai juste besoin de quelques informations.
Elle hésita. Je sentis presque mon cœur s’arrêter de battre en attendant sa réponse. Puis, finalement:
-C’est d’accord. Je te le donne à la nuit.
L’autre grommela quelque chose d’incompréhensible.
Je décidai de ne pas m’attarder ici, il n’y avait que des traîtres. Mais par où sortir?
Je sentis un courant d’air frais me caresser le pelage. Bien sûr, pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt?
Mais elle m’avait dit de ne pas sortir par là…
Tant pis. De toute façon, je ne pouvais plus lui faire confiance. Je me guidai grâce aux chants d’oiseaux et sortis par une porte vitrée entrouverte.

Autrice : La Panthère Qui Ronronnait, sous le pseudo « La Panthère Qui Ronronnait (anciennement l’ananas fan de chats) »

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