…un coup de vent nous propulsa dans les airs au milieu d’un tourbillon d’objets. Une agrafeuse me donna un coup dans le coude, un compas vint me cogner le genou, une équerre se coincer dans les plis de mon arc, et Miri ne s’en sortait pas mieux. Elle était balancée de tous les côtés, tombant, remontant, au gré des flux du mini cyclone, qui jouait le rôle d’un ascenseur capricieux.
Et, bête comme je suis, je mis quelques temps avant de me rendre compte que mes ailes battaient la chamade dans mon dos pour éviter les projectiles qui venaient de partout ; c’était tellement automatique que je n’en avais pas pris conscience. Aussitôt, je sortis de ma torpeur et comme quelques jours auparavant, j’attrapais Miri par les bras, nous propulsant hors de portée du maelstrom.
Dès que mes pieds eurent touché le sol, le vent cessa de hurler à nos oreilles et la tempête s’arrêta d’un coup. Je posais Miri à terre, la retenant par les épaules lorsqu’elle failli tomber tête la première, encore étourdi par les tours dans l’œil du cyclone.
Une fois que Miri eût retrouvé ses esprits, je cherchais du regard la femme au poignard, sans la voir.
« Comment ça s’est arrêté ? »
« Alors là, aucune idée. »
Un bruit de porte qui se plaque me fit valser sur moi-même, mais trop tard. Elle s’était déjà refermée. Me ruant sur celle-ci, j’essaie la poignée mais elle est fermée à clé. Je tourne une nouvelle fois la poignée, espérant par je ne sais quel miracle qu’elle s’ouvrira mais rien à faire. Je donne un coup de pied dans la porte, croisant les doigts… Nope, toujours pas. Je lance un dernier regard exaspéré à la porte, avant de me rendre à l’évidence : le château ne nous ouvrira pas. Exaspérée, je lance un vieux juron, un « crotte de biquette fleuries » bien aiguisé.
« Sara ? »
« Mmmh ? »
« Tu… Tu as vu ? Le mur… C’est… »
Au ton de sa voix, empreinte d’une émotion, d’un choc, inqualifiable, je me retourne, regardant ma sœur, son visage hésitant entre panique et chagrin, espoir et peur. Elle glisse doucement le long des murs de la pièce. Ses doigts caressent les murs, les frôlant sans oser les toucher.
Et c’est là que je les vis. Les photos.
Elles envahissent les quatre coins de la salle, et le sol, aussi. Des feuilles tombent du mur, leur couleur jaunie témoignant de leur appartenance à une autre époque. Et pourtant, au milieu des polaroïds, j’aperçois des photos imprimées sur des papier d’imprimerie de qualité. Il y a des mots doux, des dessins et des choses plus récentes. Tout un panel de souvenirs mêlant l’odeur du vieux et de l’encre fraiche.
Mais ce qui a touché Miri, ce n’est pas le nombre de photos. Ni même que celles-ci montrent toujours la même personne, une jeune fille aux cheveux d’un noir d’ébène et aux yeux plissés. Non. Il y a une… une sorte de frénésie dans ce tableau. Une passion mêlée à une panique sans nom, qui tend vers un désespoir infini.
Aujourd’hui, cette pièce est empreinte d’un sentiment d’abandon : les photos tombent, une a une. On les voit glisser du mur, osciller quelques instants en l’air, avant de venir se poser doucement, tout doucement. Semblable aux feuilles d’une rose qui tombent avant l’hiver, laissant le bourgeon a vif, soumis aux aléas du monde extérieur, hors de sa coquille.
A mon tour, je marche entre les feuilles tombantes. C’est tellement bizarre, pour manque d’un terme plus approprié. Ce tableau, cette pièce remplie des souvenirs d’un autre, ça me fait mal au cœur. Comme si j’assistais à une scène intime qui ne m’était pas destinée. Ou que je lisais les pensées d’un autre, une partie de son âme que l’on souhaiterait cacher au monde. Trespassing.
« Regarde-la, Sara. Elle est tellement belle. »
Et elle a raison. Elle est belle. Pas dans le sens où elle est jolie, mais dans le sens où, dans chaque capture, sa personnalité, son sourire, sa joie de vivre transperce le papier. Son aura resplendie, rendue plus brillante encore par l’atmosphère austère du château. Elle a grandi ici, et pourtant, elle a réussi à rester saine d’esprit et surtout, à s’épanouir.
« Qu’est-ce qui lui est arrivé ? »
« Je ne sais pas. »
En survolant les photos, flash après flash et image après image, on remarque des différences dans le regard de la jeune fille. Il semble plus aiguisé à mesure qu’elle grandi, fuyant l’objectif comme la peste. Son visage aussi est plus fermé. Indifférent, impassible : le bourgeon s’est forgée une armure. Elle garde son sourire, parfois, mais son expression n’est plus aussi épanouie.
« Elle a disparu il y a quelques mois. »
Je virevolte, mes mains encochant une flèche par réflexe, mes ailes me soulevant quelques mètres au-dessus du sol. Mes doigts tenaient la corde en tenaille, prêts à lâcher la flèche au moindre signe d’hostilité. Miri s’était retournée elle aussi, genoux fléchis, un poignard sorti je ne sais comment des plis de sa robe. En me retournant, je m’aperçus que c’était la dame de tout à l’heure, celle avec le poignard et la tignasse rousse. Elle était adossée au mur, sa posture nonchalante tout sauf ça. Mes doigts se relâchèrent quelque peu, mais je n’abaissais pas mon arc pour autant.
« J’étais une de ses meilleures amies, ici. Elle était dans son atelier, la dernière fois qu’on l’a vu. Si c’était n’importe qui d’autre, j’aurai pensé qu’elle s’était perdue dans le château, qu’elle avait pris un mauvais tournant au mauvais moment –ça arrive tellement souvent. Sauf que… Elle était elle. »
À ça, un petit sourire perce son visage.
« Elle a vécu toute sa vie au château et le connait mieux que n’importe lequel d’entre nous. Elle l’a exploré en large, en long et en travers, petit bout par petit bout. Ce n’est peut-être pas une cartographe, mais elle s’était constituée une carte mentale du château. Elle aurait su rebrousser chemin jusqu’à nous, ou du moins, nous prévenir. Ce n’aurait pas été la première fois qu’elle s’égare et elle a toujours trouvé un moyen de nous contacter. Ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas possible qu’elle se soit perdue. »
Tout en parlant, elle fait quelques pas dans la salle.
« On pensait qu’elle était morte. On s’y était presque résolu, vous savez, jusqu’à ce qu’elle refasse surface, il y a un peu moins d’une semaine. Elle a été aperçue ici et là. Une amie a pu la suivre grâce à un Miroir quelques temps mais elle a été bloquée par… quelque chose, ou quelqu’un. Elle ne sait pas quoi. »
Elle jette un regard aux murs mais son regard est perdu, ailleurs.
« Toutes ces photos, que vous voyez, là ? C’est elle. Ce sont tous les souvenirs que nous avons d’elle, mais aussi tous les endroits où on l’a croisé, où nous savons qu’elle est passé. Il y a des photos prises par d’autres explorateurs et aussi les bribes d’images glandés grâce au Miroir. Nous pensions qu’en confrontant toutes les… Toutes les données, on réussirait à comprendre ce qui lui est arrivé. Malheureusement, nous n’avons pas trouvé grand-chose. Mais en posant des questions à d’autres personnes, à des explorateurs en qui nous avons confiance, nous nous sommes aperçus qu’il y a eu d’autres cas comme elle. Depuis quelques semaines, de plus en plus de personnes disparaissent, se perdent, s’enfuient de chez eux… Ils sortent de la circulation. Leurs proches ont beau les chercher, ils n’arrivent pas à le trouver. La plupart abandonnent. J’imagine que vous connaissez un peu le château et que vous pouvez comprendre pourquoi ça peut être compliqué. »
Elle est maintenant au centre de la pièce. Ses pieds glissent sur le parquet, et elle avance sans faire un bruit. Je comprends mieux comment elle a réussi à nous surprendre. Nous n’avions même pas entendu la porte se rouvrir.
« Au fait, je m’appelle Marie-Dominique. »
Aucune de nous deux ne réagirent pendant de longues minutes puis, dans un même mouvement, Miri se redressa et rangea son poignard. Quelques secondes plus tard, je me laissais tomber à sol, ramenant mon bras à mes côtés et laissant mon arc pendre dans mes mains.
« Moi, c’est Miri. Et elle, s’est Saralé. »
« Je peux vous montrer quelque chose ? »
Miri hocha la tête. Marie-Dominique sourit et, à notre grand étonnement, frappa le sol d’un grand coup. Aussitôt, un trou s’ouvrit sous ses pieds.
« Suivez-moi. »
Et elle sauta. Ou plutôt, elle glissa le long d’un toboggan. En nous penchant un peu, nous pouvions la voir une dizaine de mètre plus bas, baignant jusqu’à la taille dans un bain de boules en plastiques, comme dans les structures de jeux.
Mes yeux s’écarquillèrent et j’eus à peine le temps de murmurer un « Oh non… », auquel Miri répondit par un « Oh que si ! » enthousiaste, avant qu’elle se jette à pieds joints dans le trou. Bien obligée, je la sautais après elle.
Autrice : Enfant des mers sous le pseudo « Enfant des mers »