Aifé
Je pousse prudemment la porte en essayant de rester la plus silencieuse possible. Peine perdue, le bois ouvragé et bruni par le temps grince en faisant un vacarme effroyable. Je soupire. Rester discrète ne sert plus à rien, il faut désormais affronter la réalité. Le Château m’attend. Et qui sait dans quel genre de pièce je vais le trouver ?
Un grenier, il semblerait. Le plancher usé par le temps manifeste vivement son mécontentement lorsque je lui marche dessus, même si je le fais sur la pointe des pieds, à petits pas.
La porte s’est refermée seule, j’imagine qu’elle sait quoi faire, après toutes ces fois où on l’a manipulée, ouverte et refermée. Elle s’efface dans l’ombre, la lumière est bien trop faible pour éclairer le recoin où elle se cache. Le soleil filtre à travers la lucarne poussiéreuse, et au fur et à mesure de mes pas, la poussière quitte le sol et danse avec la lumière. Je retiens un éternuement. Pas pour la discrétion, car c’est clairement raté, mais plutôt par politesse. Si le Château est là, je préfère faire profil bas, après mon échec lors de ma piteuse mission.
Des coussins s’entassent au sol, une petite table retient une théière et des tasses. Un petit livre la cale, afin d’éviter qu’une trop brusque secousse ne renverse le breuvage. Mais le jeu d’ombres et de lumières est fascinant et je ferme les yeux un bref instant, détournant mon attention. Ça fait du bien de sentir le soleil sur ma peau. C’est un soleil de fin d’après-midi, un soleil doux. Le genre de soleil qui caresserait une part de gâteau au chocolat, ou le visage d’un gamin réjoui. Le genre de soleil qui raviverait la beauté douce d’une jeune fille qui lirait sur l’herbe, ou l’éclat des pages jaunies de son livre. Le genre de soleil qui émietterait du bonheur dans une tasse de thé d’hiver, ou dans un verre de jus d’orange lors d’un été brûlant. C’est un soleil agréable, et je profite de ses quelques rayons.
J’en profite bien trop peu, malheureusement.
Des mains se posent sur mes épaules, et une bouche frôle mon oreille.
-Comment vas-tu, mon cœur ?
-Mais ça devient une manie ! Vous vous êtes passés le mot, ou quoi ?!
Et lorsque je me retourne, son sourire ravi répond à ma question. Je devine sans plus attendre qu’il a observé et écouté toute ma conversation avec mon contrôleur de missions. En même temps, inutile pour lui de souhaiter se transformer en souris pour tout observer en secret : il contrôle l’édifice et est l’ultime preuve que les murs ont des oreilles.
-Assieds-toi.
L’ordre résonne avec douceur, et je me laisse tomber sur l’un des poufs au sol. Seulement, mon geste a pour mérite de m’entourer d’un nuage de poussières, et je ne parviens plus à réfréner mon éternuement.
-A tes souhaits.
Sa phrase me semble ironique. Là où tout le monde souhaite sortir de cet enfer, je n’ai qu’une envie et elle me brûle les lèvres tant je la retiens. Non, c’est inutile, c’est sot, et c’est une perte de temps que de la formuler. Et puis, il me trouverait naïve et effrontée. Le Maître s’installe en face de moi en un mouvement non dénué d’élégance et je lève les yeux au ciel. Il claque des doigts. Je sursaute. Une assiette pleine de desserts gourmands apparaît sur la table bancale. Je soupire de soulagement. Je me sens bête. Je baisse les yeux.
-Tu ne pouvais qu’échouer.
Pause. Je ne dis rien, il ne dit rien non plus, me laissant le temps de comprendre sa sentence. L’atmosphère si calme de la pièce me semble soudain étouffante, et je porte malgré moi une main à mon cou. D’un geste tranquille, il me propose du thé et je retiens un rire nerveux. C’est sûr que ça va m’aider à me détendre ! Mais il reprend la parole, d’une voix grave qui coupe brusquement mon envie de rire.
-Tu étais bien trop faible face à cette stupide Ange. Tu te laissais aller, et tu allais, je dois le dire, très mal. Elle était censée te donner un coup de jus, une nouvelle raison de vivre, et je dois avouer qu’elle a brillamment réussi, même si cette petite sotte ne fait pas réellement partie de mon Ordre et se contente d’intervenir de temps à autre sur la demande d’Eiael. Tu n’étais pas censée la vaincre, tu n’aurais même pas pu l’égratigner d’ailleurs. Alors cesse de te morfondre, j’ai une vraie mission pour toi.
Je suis certaine qu’il note mon brusque changement d’attitude. Je saisis distraitement l’un des cannelés sur le plat et le porte à ma bouche en lui demandant de poursuivre.
-Ta mission sera de t’acheter un équipement convenable.
Je suis déçue. C’est vraiment ce qu’il attend de moi ? Un peu de shopping ? Ma mine boudeuse le fait rire, et il reprend sans se préoccuper d’avantage de moi.
-Que penseront les aventuriers de mon Ordre et de mon prestige, s’ils voient l’une de mes meilleurs spadassines les affronter nu-pieds, avec pour seules armes un katana et un poignard rouillé et pour tout vêtement un tee-shirt et un jean ? Non, t’acheter un bon équipement est l’une des meilleures manières de me servir pour le moment. Qu’on te prenne au moins au sérieux en t’apercevant. Ensuite, et seulement ensuite tu iras chasser de l’aventurier.
Il se penche en avant et poursuit sur le ton de la confidence.
-Et je dois t’avouer que les temps sont rudes et que l’Ordre cherche à faire quelques économies. Aussi, nous allons réduire les dépenses de chauffage dans pas mal de pièces du château. Alors pense à t’acheter un bonnet et une écharpe, petite.
Il se relève, me recommande de manger encore quelques unes des mignardises et je hoche la tête sans réellement réfléchir. Il me tend une bourse de cuir que je devine suffisamment garnie pour couvrir mes dépenses.
-Ta paie. Et une compensation pour avoir joué de toi. C’est difficile de comprendre les comportements humains, parfois. Cette saleté d’ange et moi pensions au mieux.
Il disparaît. Et moi, je souris stupidement. S’excuser ? Le Château ? C’est rêver, mais cet argent est certainement dû au regret, et j’en suis heureuse. Un financier en bouche, un biscuit au chocolat dans une main et une tasse de thé dans l’autre, je prends le temps de réfléchir à tout ça. Il a beau dire, mais ce katana qu’il critiquait m’avait été offert par mon grand frère, Tamaïs. Et maintenant, il est perdu, dans cette église où j’ai rencontré ma douce Yelahiah. Je retiens un sanglot. Non, le passé, c’est du passé. Et si j’ai bien retenu une chose dans ce maudit château, c’est qu’être sentimental ne sert à rien, et est surtout dangereux. Parce qu’on n’est plus sur ses gardes.
Finalement, je dévore l’assiette de gourmandises, avant de me relever, la bourse dans une de mes poches. Alors, il va me falloir trouver une équipement, avant d’avoir une mission digne de ce nom. Je cherche une sortie, et finis par en trouver une en dessous d’un des coussins au sol. Un nouveau nuage de poussières se forme lorsque je soulève la trappe. L’atmosphère qui s’était alourdie à cause de la présence du Seigneur s’est apaisée. J’inspire, ignorant le chatouillement et l’éternuement que me provoque ce geste. Je savoure encore un instant ce soleil d’après-midi, au goût de friandise, au goût de caramel, au goût de calisson et que sais-je encore…
Autrice : Jécrivaine, sous le pseudo « Jécrivaine »