Aifé
C’est d’un pas prudent que j’ai poussé une lourde porte de bois. J’entends quelques grelots qui tintent, certainement une sonnette rudimentaire. Devant moi des étals poussiéreux, la boutique est sombre. Je serais presque prête à faire demi-tour, et je me retourne alors avant d’étouffer une exclamation de surprise. De l’autre côté de la porte, c’est une ruelle. Alors que je viens d’une pièce bien différente et que je suis passée par cette même porte. Ce château est complètement fou.
Je décide de rester dans cette pièce. Ce n’est pas pour rien que j’y suis. Avec un peu de chance, le Seigneur a bien fait les choses et je me suis retrouvée dans une pièce où je pourrais trouver rapidement et facilement un équipement. Je m’avance de quelques pas, effleure du bout du doigt un tissu noir et fluide avant de me stopper. Une respiration rauque dans un coin de la pièce, c’est certainement le propriétaire. Et une fois encore mon intuition ne me trahit pas, car devant moi se trouve un homme d’au moins deux mètres de haut, typiquement tas de muscles, bourrin, et nez d’alcoolique. Il a l’air charmant.
Il tire sur un cordon dans un coin. Aussitôt, la pièce baigne dans la lumière et je le remercie d’un mouvement de tête appréciateur. Il finit par grogner, probablement sorti de son lit. Pauvre homme, c’est vrai que c’est seulement la fin de l’après-midi.
-Qu’est’ce voulez ?
-Des armes. Des bottes.
Il me désigne d’un mouvement de la main un coin de la pièce où sont entassées divers outils d’assassin, et je commence à observer. Des objets de seconde main pour certains, mais très bien conservés. D’autres sont neufs, et il suffit d’effleurer l’objet pour se rendre compte que ces armes sont exemptes de meurtre. Là, il y a un katana qui reflète le soleil et m’attire, indéniablement. Je le saisis prudemment, surveillant du coin de l’œil le marchand, histoire qu’il ne me tape pas un scandale si son arme se brise en deux dès que je la saisis. Je remarque qu’il m’observe également, suspicieux. Peut-être craint-il que je n’abîme son précieux bien. D’un mouvement fluide, je manie légèrement la lame qui vibre en contact avec l’air. Lui, il a vécu. Il y a une légère entaille sur le manche. Je décide de prendre également une dague neuve et aiguisée à souhait. Elle est maniable et ça me plaît. Je montre mon choix à l’homme qui acquisse.
-Ça s’voyait à vot’gueule qu’vous étiez une pro.
Je plisse les yeux. Tout comme il m’a montré les armes, il me désigne d’un bref geste de la main. Et puis je comprends. La démarche silencieuse et souple, celle du tueur qui remplit ses objectifs discrètement et silencieusement, celle du professionnel qui glisse presque sur le sol pour atteindre sa cible, d’abord. Puis la manière dont j’ai effleuré les armes, avec respect, et la dague que j’ai saisi souplement. Je ne pensais pas être aussi suspecte aux yeux des autres, mais je me rappelle alors que l’homme est marchand d’armes, et des tueurs, ils en a certainement vu des tonnes. Je ne suis pas la première à venir m’approvisionner ici, et je ne serais certainement pas la dernière.
-Je vais prendre ça pour un compliment. Vous auriez des vêtements ?
-Pour sûr.
Cette fois-ci il m’entraîne jusqu’à l’autre bout de la pièce, et je pose une main contre le mur avant d’observer ce qu’il y a face à moi. Un peu de tout, essentiellement. Je m’accroupis tout en surveillant la respiration de l’homme. S’il y a bien une chose que Disolvit m’a appris, c’est qu’un homme qui n’est plus sur ses gardes est un homme mort. Et puis en combat singulier face à lui, j’ai une chance de le battre, mais uniquement à l’épuisement. Alors mieux vaut éviter de se faire surprendre. Je commence à farfouiller parmi les chaussures, et finis après de longues minutes de recherche par trouver une paire de bottes noirs tout à fait acceptables. Bon. Okay. Elles sont plutôt moulantes et doivent plutôt être prévues pour sublimer la silhouette d’une femme, mais elles ont le mérite de très bien tenir aux pieds et d’être confortables. Je me relève, saisis une paire de chaussettes, parce que même si j’ai trouvé des chaussures, je n’en restais pas moins nu-pieds avant.
Après quelques instants d’hésitation, je prends un bonnet et une écharpe noire, me rappelant les recommandations du Maître. Il va baisser le chauffage, paraît-il. Puis je tends mes trouvailles au marchand qui soupèse le tout avant de me lancer le prix. Je manque de m’étouffer.
-C’est du vol !
Bon, je veux bien admettre que ce n’est pas mon argent et que je m’en fiche que le Château se fasse plumer. Mais déjà, le prix reste inacceptable, et en plus je ne suis pas sûre d’avoir suffisamment de pièces dans la bourse que m’a donné le Seigneur. L’œil de l’homme se fait acéré lorsqu’il me voit hésiter, puis je me décide enfin.
Finalement, je serai vraiment la dernière personne à m’approvisionner ici.
J’ai toujours répugné à tuer les innocents. Quelque part, obéir à une mission soulageait ma conscience, je n’étais pas responsable des crimes, je ne les avais pas organisés, j’étais juste complice. Et puis, depuis que Disolvit m’a affranchie lors de mes quatorze ans, j’ai toujours eu à traquer des espions, des monstres, des assassins. J’ai toujours eu à tuer des personnes malfaisantes, comme si j’étais un justicier alors que je savais très bien que je n’étais qu’un pion entre les mains des plus puissants qui contrôlaient la partie. J’ai été la chose de Disolvit, avant d’être celle du Château. Et je déteste ça.
C’est pour ça que je n’ai jamais tué d’enfants. Tuer des criminels, je pouvais encore le faire. Mais tuer une personne qui n’a même pas connu son premier amour, j’en étais incapable. C’est pour ça que je n’ai pas tué Lià lorsqu’elle s’est présentée à moi. C’est même pour ça que je l’ai protégée. Oui, j’ai toujours répugné à tuer les innocents. Mais quelque part, cet homme était un arnaqueur. Et je n’avais aucune preuve qu’il n’avait jamais tué une quelconque créature. Bien au contraire, les armes exposées étaient peut-être les siennes.
Maintenant, la dague n’est plus neuve. Il ne m’a fallu que quelques secondes pour bondir à sa gorge, quelques secondes pour qu’il réagisse, et quelques secondes de plus pour qu’il s’effondre à terre, les yeux exorbités. C’étaient quelques secondes de trop. Et maintenant, il est trop tard pour qu’il s’en rende compte.
J’enfile machinalement mes vêtements avant de mettre mon nouveau katana dans son fourreau dans mon dos et ma dague dans ma botte droite, bien sage. Ne pas penser, ne pas songer, accomplir des gestes classiques sans réfléchir. Penser après un meurtre, c’est l’une des choses qui me réussit le moins. J’ai besoin d’y rester insensible, sinon je sombre et tous les souvenirs me reviennent. L’apprentissage, la torture, Tamaïs, la Confrérie, puis le voyage, le Cathedhrall, Lià, le Surunen, et encore la torture, le recrutement, le serment, la perte, les missions, la souffrance, cette souffrance qui nous bousille, nous déchire, nous tue. Toute cette souffrance et cette lassitude…
Non, il ne faut pas penser après un meurtre. C’est s’en rendre responsable. Et parfois, je préfère taire mes sentiments plutôt que de m’effondrer parce que je me rappelle que je ne vaux pas mieux que les autres, parce que je suis un monstre, parce que je suis complice de tous ces crimes qu’Ils organisent. Parfois, c’est mieux de ne plus se sentir vivant, si ça permet d’échapper à la pression des souvenirs.
Sans un regard pour le mort, je termine de me parer de mes acquisitions avant d’ouvrir de nouveau la porte sur la ruelle. Combien de temps ai-je avant qu’on s’aperçoive de sa mort ? Quelques heures, voire quelques jours ? C’est amplement suffisant. J’ai largement le temps. Largement le temps de fuir pour ne pas affronter mes responsabilités. Largement le temps pour rejoindre mon Maître et attendre une nouvelle mission, un nouveau meurtre. Largement le temps pour poursuivre cette putain d’existence sanglante, violente et dangereuse.
Je m’élance vers cette nouvelle pièce, sans réfléchir. Ne pas réfléchir après un meurtre. Ne jamais réfléchir.
Autrice : Jécrivaine sous le pseudo « Jécrivaine »