Dissimulée derrière une colonne, j’observe ma cible. Agenouillée à même le sol devant l’autel, les yeux posés sur le vitrail en face d’elle, ses lèvres remuant à peine, elle prie.
Les ordres sont clairs. La ramener. Sans la blesser. Enfin, pas trop. Le Seigneur la veut vivante, en tout cas. Et mon contrôleur de mission la veut intacte. Autrement dit, les armes ne serviront à rien. Même si, par précaution, j’ai tout de même un poignard avec moi. Je ne connais pas encore la dangerosité de ma proie, alors mieux vaut être prudente.
Cette pièce est grande. Et froide. Trop froide. Et mes pieds nus sur le marbre gelé commencent à me faire souffrir. Il est certainement temps d’investir dans une paire de bottes. Car même si maudire ces stupides architectes qui ont placé du marbre absolument partout m’apporte une maigre satisfaction, ce n’est pas ça qui me réchauffe.
Et la fille prie toujours, prostrée au sol, insensible à l’humidité glaciale ambiante. Ses chuchotements sont à peine audibles, même si la salle est vide et plongée dans le silence complet. Elle m’aurait probablement repérée si je n’avais pas su me déplacer souplement et sans bruit jusqu’au point stratégique où je suis restée. Cachée, mais près d’elle.
Je n’ai aucune information sur elle. Aucune. Juste que le Maître la veut. Ce qui n’est pas grand-chose en soi. Ma vue plus perçante que la normale n’a rien remarqué d’étrange si ce n’est ce collier qui brille à la lumière des bougies allumées le long des murs de l’église.
Mais la fille se signe avec ferveur avant de se redresser, lentement. Et debout, elle contemple pendant de longues minutes la silhouette de métal sur une croix de bois qui domine cette pièce immense. Je la trouve belle.
Ses cheveux blonds sont ramenés en un chignon torsadé à moitié défait, et j’ai la fugace impression que les mèches qui s’échappent de sa coiffure certainement élégante auparavant, entourent son visage et la rendent plus naturelle, plus pure, plus… Sauvage. Elle est belle, vraiment.
Elle est illuminée. Illuminée par la lumière des vitraux ayant perdu leur couleur avec le temps. Sa peau brille. Elle est pâle, très pâle. Mais loin d’être terne. Ses jambes et ses bras fins se dévoilent sans que cela devienne impudique pour autant. Car ses vêtements devaient être bien plus longs, avant.
Une tunique déchirée la couvre à peine. Tâchée de sang. Son collier brille, son pendentif, plutôt.
Une impression de fragilité se détache d’elle. Elle semble pure, naïve, bien trop jeune. Et pourtant… Elle se tient droite, fièrement. Elle est loin d’être écrasée par la pièce où nous sommes, cette pièce trop grande, trop haute, trop décorée, trop fastueuse.
Un détail cloche. Comme si elle n’était pas ce qu’elle était vraiment. Comme si elle n’était pas une simple jeune fille soumise à ses croyances. Comme si elle n’était pas non plus un animal sauvage qui ne se laisse pas faire. Qu’est-elle, réellement ?
-Tu peux approcher.
Sa voix était douce. Pourtant, elle a résonné dans toute la pièce. Sa voix était apaisante, pourtant ce n’était pas une invitation, mais un ordre. Impossible de savoir ce qu’elle est. Ses deux apparences se mélangent, et je ne parviens pas à les démêler. Est-elle une proie faible, ou une cible qu’on traque longuement jusqu’à ce qu’elle s’épuise ?
Je m’avance lentement jusqu’à elle. En m’approchant, j’aperçois de nouveaux détails, de nouvelles choses. Ses jambes tremblent. Elle a du mal à se tenir debout. Elle est certainement épuisée. Beaucoup trop épuisée. Elle plonge son regard dans le mien. Et j’ai l’impression de chavirer.
Ses yeux sont roses. Absolument magnifiques. Et c’est comme si elle m’envoûtait simplement en battant des cils. Et c’est comme si je tombais amoureuse d’elle simplement en contemplant ses yeux aux couleurs de roses à la fois tendres et perfides. Et c’est comme si elle devenait de plus en plus sauvage et inaccessible, douce et sage à chaque fois que je la regarde, perdue entre mes sentiments et ma raison, incapable de différencier le vrai du faux.
Et si pour une fois, c’était elle le traqueur et moi la proie ?
Et je comprends tout. Je me jette sur le côté au moment où elle bondit sur moi, les ailes déployées. C’est un Ange. Un putain d’Ange. Une créature redoutable au service du bien. Une chose habituée à voleter à droite à gauche et qui a du mal à marcher et à rester debout de longs moments. Une Ange couverte de sang mais sans une seule blessure.
Parce que c’est elle le chasseur. C’est elle qui traque.
Et nous combattons. Moi au sol, et elle dans les airs. Elle s’illumine, les ailes déployées. Je tombe à terre. Et je jure. Elle draine mon énergie, elle attire chaque parcelle de lumière de la pièce, elle s’empare de tout ce qui me permet de vivre.
Elle s’arrête à temps. Elle a certainement l’habitude de faire ça.
Elle empoigne mes poignets et les place au dessus de ma tête d’un vif mouvement. Tout en s’asseyant sur moi, elle vérifie que je suis totalement immobilisée avant de poser ses yeux roses sur mon visage. Mais je suis incapable de bouger, incapable de résister. Mes forces sont réduites à néant, détruites par toute la magie angélique dont elle rayonne.
Elle se mord la lèvre, ouvre la bouche puis la referme. Elle hésite. Elle ne sait pas quoi dire, quoi faire, sûrement. Qu’attend-elle pour me tuer ? Un Ange accomplit sa mission sans jamais s’y opposer et la mène jusqu’à son terme. Un Ange obéit aux ordres de son Maître, celui qu’on appelle Dieu et combat les créatures du Mal. Un Ange s’en prend à tous ceux qui servent les idéaux machiavéliques et fourbes de ceux qui sont au plus haut, ceux qui contrôlent, ceux qui renient les lois divines et choisissent de créer la souffrance, le malheur, le péché.
Les Anges s’en prennent aux gens comme moi.
Mais elle ne bouge toujours pas, reste encore collée à moi, attendant probablement quelque-chose. Elle approche son visage du mien, puis se fige, à quelques centimètres de moi. J’ai à peine la force de tourner la tête, à peine la force de me redresser et absolument pas la force de la repousser. Je murmure, constatant avec effarement que je suis également trop faible pour parler correctement.
-Vous…
Elle hoche la tête, comme si elle savait exactement de quoi je parle alors que je ne le sais même pas moi même. Ses ailes bougent à peine, pourtant les plumes qui les ornent brassent de l’air. Certaines volettent autour de nous, égarées suite au bref combat que nous avons mené. Elle sourit. D’un sourire tendre, mais fier. Qu’est-ce qu’elle est belle…
-Je suis Yelahiah.
Mes paupières se ferment, mon cœur me lâche, je sombre. Noir, une brève teinte de rose, un sourire charmeur mais fugace, un doux prénom murmuré.
Évanouissement.
Autrice : Jécrivaine, sous le pseudo « Jécrivaine »