— Et tu es sûr que tu ne te souviens de rien ? Moi j’ai l’impression d’avoir vu quelque chose, dans les dernières secondes avant le choc. Une sorte de flash jaune aveuglant.
Aël soupire et pose son livre sur ses genoux, regardant fixement le feu crépiter dans la cheminée. Il agrippe la bouteille posée à côté de lui et prend une gorgée de vin : je constate alors que ses mains tremblent autant que les miennes.
— Je te jure. J’ai rien vu.
J’enroule mes bras autour de mes genoux et lâche un soupir. Lorsque je ferme les yeux, je revois l’ascenseur se balancer de droite à gauche avec un gémissement lancinant, avant de se décrocher complètement, nous précipitant vers le bas. D’un coup, tout me paraît plus doux, comme si un voile s’était déposé sur mon monde et en floutait les aspérités. Je prête une attention particulière au souffle dans mes poumons ; j’observe ma main à la lueur des flammes et admire le jeu délicat des articulations sous ma peau. Le goût du vin sur ma langue, dans l’arrière de ma bouche. Le bruit que font les pages du livre d’Aël lorsqu’il les tourne. Le souffle cuisant du feu contre mes jambes.
Mon visage se ferme. Je suis reconnaissant d’être en vie mais le fait de ne pas savoir pourquoi et comment me pèse. Je suis ici depuis à peine une journée et j’ai déjà le sentiment d’avoir une dette écrasante, incommensurable envers l’Univers. En plus, l’apathie d’Aël m’irrite.
Nous avons eu de la chance de tomber sur cette pièce. Elle n’est pas extraordinaire : c’est une minuscule chambre au plafond incroyablement bas, dotée d’un lit simple et de la plus petite cheminée que j’ai jamais vue. À en juger par l’état des meubles et l’épaisse couche de poussière qui recouvre la moindre surface vaguement horizontale, nous sommes les premiers ici depuis un bon bout de temps. Il n’y a pas de fenêtres : la chute nous a enfoncé dans les souterrains. L’air sent le vieux plâtre et l’humidité, une odeur doucereuse étrangement réconfortante. En entrant, épuisés, nous avions d’abord remarqué le tas de bois rangé le long du mur, suffisamment important pour nous chauffer toute la nuit. Puis, les livres sur les étagères, la bouteille de vin intacte sur la table de chevet vermoulue : sans un mot, nous nous étions installés pour la nuit. Aël avait quitté son costume déchiré et je lui avais prêté des vêtements. Nous avions résolu de s’éloigner le plus rapidement possible des souterrains. De remonter à la surface.
Je me détourne alors qu’Aël se lave au moyen du service de toilette en faïence ouvragée, déniché dans un coin de la pièce. Du bout du doigt, je dessine distraitement des motifs dans la poussière qui recouvre le sol. Le clapotis de l’eau mêlé au crépitement du feu me berce. J’ai horriblement sommeil et je lorgne le lit unique avec envie.
À mon tour, je me lève pour faire ma toilette et je chancèle, plus ivre que je ne l’avais anticipé. Aël m’attrape l’épaule pour me stabiliser. Je balbutie un “merci” à peine intelligible, regrettant la dernière gorgée de vin. L’eau fraiche sur mon visage me fait du bien. Je désinfecte avec un peu de savon les plaies peu profondes causées par les éclats de verre tout le long de mes jambes, sur mes paumes, sur mon front. Lorsque je me retourne, Aël est allongé en travers du lit, blotti sous l’épaisse couverture aux couleurs délavées. Ses jambes dépassent du matelas et touchent le sol mais ça n’a pas l’air de le déranger.
Je me glisse à côté de lui. Il fait doux dans la pièce, et de mon oreiller émane une vague odeur de lavande. Je m’endors vite.
Aël dort très mal. Lorsqu’agacé, réveillé en sursaut par un énième coup de coude dans les côtes, j’attends qu’il se rendorme, je sens son souffle chaud et paniqué près de mon visage. Yeux grands ouverts dans l’obscurité, j’essaie de discerner les mots qu’il marmonne. Plus d’une fois, j’hésite à le réveiller mais cela me mettrait dans une situation pénible. Je ne le connais pas : je préfère faire semblant de n’avoir rien vu, dans son intérêt comme le mien.
Le lendemain, nous partons sans échanger un mot sur la veille.
Auteur : Thomas sous le pseudo « Thomas »