Carnet de Devhinn
Pièce perdue n°14 (soit la 58ème pièce)
La fraîcheur de l’eau me surprend instantanément, contrastant avec la consistance tiède de l’intérieur de la Créature. Tandis que je m’assois et évacue tout intrus de mes conduits respiratoires, je note que mes deux alliées sont déjà en train de se relever. Nous sommes dans un sale état, couverts de la tête aux pieds de cette marmelade verdâtre qui sert de corps à la Créature. Ce n’est pas plus mal que nous n’ayons pas vraiment eu à nous y confronter sans doute.
Assis dans ce cours d’eau ni large ni très profond, je me rends compte que j’en ignore pour le moment la fraîcheur relative. Avec tout ce qui nous arrive dans le Château, je pense à l’ironie que ce serait si j’attrapais un rhume quelconque. Comme Analayann et Ombre le font rapidement, je me met à me débarbouiller le visage, tout en regardant où nous sommes.
Au-dessus de nos têtes, le plafond semble avoir la même élasticité que quand il était pour nous un sol il y a quelques minutes. Il s’en déverse encore quelques filets verts translucides, dont certains rejoignent ce ruisseau qui produit un agréable clapotis. L’eau claire se faufile sur un mètre de large tout au long de la pièce, entre des pierres lisses qui forment le reste du sol, jusqu’à un moulin à eau.
Et l’eau gravit la roue, qui tourne et je ne le note que maintenant, dans le sens inverse à la normale. L’eau rejoint donc cette roue, elle aussi large d’un bon mètre, la franchit, et disparaît dans le mur. Surprenant.
Je remarque en me levant que j’ai énoncé au moins une partie de cette description à voix haute. L’habitude des dernières pièces. Je rassemble mes esprits, et en levant la tête à nouveau, réalise que l’arc que je me coltine sans grand intérêt depuis un bon moment dépasse à peine du plafond mouvant. Je saute pour le récupérer, et dans un craquement n’en sort que la moitié, avec la corde pendant au bout. Pas exactement ce que j’espérais. Je décide finalement de détacher la corde solide pour l’enrouler et la conserver. Ce faisant, je me tourne vers les deux aventurières.
Ombre est en train d’aider Analayann à sortir du lit du ruisseau, son bras lié au sien. Cela se passe sans mots, ou bien avec des mots que je n’entends pas. Néanmoins, cette dernière paraît préoccupée, les yeux rivés sur le cours d’eau.
– Vous… Je vois des couleurs là. Juste ici. Au-dessus de l’eau. Vous les voyez ?
La main d’Analayann désigne la partie du ruisseau dont elles sont sorties. En effet, des volutes de vapeur commencent à s’élever, emmenant avec elles de surprenantes irisations. Qu’elle peut voir donc.
Avec Ombre, nous répondons en même temps par l’affirmative. Pour éviter tout risque, je sors finalement de l’eau, et instantanément le même procédé étrange a lieu où je me trouvais.
Les volutes s’élèvent vite jusqu’au plafond, et les couleurs pâles, loin de l’effet que produisent un arc-en-ciel, évoluent dans une danse captivante.
Je saute avec un petit cri de surprise. Les flaques de Créature, comme soudainement attirées par le cours d’eau, viennent s’y jeter en parcourant les interstices des dalles de pierres en minces filets de jade. Et il semblerait qu’il s’agisse du dernier ingrédient de cette étrange scène.
Le moulin ralentit significativement. De même, l’eau semble maintenant s’écouler au ralenti. Au fond de la pièce, à gauche du moulin, les lignes d’une porte se dessinent lentement. Mais le changement majeur concerne les fumerolles chatoyantes qui nous environnent : dans la seconde, elles se mettent à s’agiter, glissent dans la pièce en répandant des vagues de fraîcheur avec leurs passages. Ce serait sans doute un peu prompt de dire que l’on commence à discerner des formes parmi les entrelacs lumineux. À moins que…
Nous avons tous trois un mouvement de recul. L’image s’étant formée est celle de la Créature, fondant sur nous. À ceci près qu’en vérité elle s’éloigne, puis disparaît.
Cela change. Dans un tourbillon soudain, le fond et la forme se modifient, et nous voyons trois corps marcher bras liés sur un sol malléable.
– C’est nous.
Ombre à raison, j’ai mis plus de temps à le deviner. Comme en réponse à sa voix, l’image change à nouveau.
Cela se répète à maintes reprises, tout en accélérant. Les images se succèdent finalement à une vitesse qui nous permet à peine de comprendre ce qu’elles montrent avant qu’elles changent à nouveau. Rapidement, il y a un flash puissant qui scinde en deux l’image et nous fait à nouveau faire un pas en arrière. Si l’un des côtés s’éclaircit et reprend un aspect transparent, l’autre montre un dernier reflet d’Analayann et moi contournant une cheminée, avant que l’éclat de lumière ne se reproduise.
Nous sommes face à trois grands écrans de vapeur. Des luminescences éphémères s’agitent dans chacun d’eux, surlignant leur caractère changeant.
Analayann décide de s’avancer vers l’écran face à elle, sans mot dire. Ombre et moi échangeons un regard, ignorant si la laisser se rapprocher de cette chose est une bonne idée. Pas le temps de décider.
Alors qu’Analayann tendait sa main vers l’écran, il s’illumine, et elle se retrouve projetée en arrière. Nous nous précipitons vers elle tandis que la vapeur illuminée s’anime de nouveau à toute vitesse. Que des images se créent.
Qu’une voix retentit, de l’intérieur même de ces images.
– Allez ouste, sale bête ! Emmène-moi ça ailleurs.
Nous observons par l’encadrement d’une grande fenêtre. L’intérieur est sombre, mais un être vraisemblablement humain s’agite et pousse autre chose dans notre direction. Quelque chose m’intrigue, je connais cette voix. Un coup d’œil à Analayann, figée, ne fait que m’inquiéter davantage.
L’homme amène une sorte de félin ailé vers la fenêtre, l’une de ses pattes accrochées à un autre corps. Le visage, anguleux, sévère, de l’homme, finit par émerger de l’ombre. C’est un des fils du Château. Aden.
– Mais tu vas bouger d’ici gros débile, elle va finir par se réveiller !
Aden frappe une dernière fois la panthère qui passe la fenêtre et s’envole.
Avec plusieurs ellipses, nous l’observons voler quelques temps, et mes soupçons se confirment lorsque l’animal ailé dépose finalement le corps, manifestement en haut d’une tour. L’être inanimé, c’est Analayann. La panthère repart, nous laissant observer des scintillements semblables à des étoiles, puis plus rien.
L’écran de vapeur se vide de toute couleur, nous laissant surpris, abasourdi, ou choqué. Et nous n’avons même pas le temps d’en parler.
Le deuxième écran, en face d’Ombre, s’illumine et tourbillonne à son tour.
Nous observons l’image de cette dernière marcher, vers nous, comme titubant, sur une longue route de bitume. Elle paraît frigorifiée, et avance le regard planté en avant, sur nous à l’instant ce qui rend cela d’autant plus perturbant.
À nouveau des ellipses se succèdent. Ombre marche pas à pas, encore et toujours, dans une direction que nous ne voyons pas. Autour d’elle la route devient progressivement un sentier de terre ou de roches abruptes, les maisons des forêts fournies et de hautes montagnes, les voitures de grands oiseaux rapaces. À plusieurs reprises Ombre trébuche, voire tombe, mais se relève avec un visage teinté de détermination.
Seulement il y a un détail notable en arrière-plan, qui réapparaît presque dans chaque scène. Ce que j’avais pris pour un autre de ces volatiles semble plutôt être une créature presque invisible poussant Ombre à continuer sa route. Pourtant cette dernière n’a pas l’air de la remarquer. Et considérant le visage de la véritable Ombre à nos côtés, je dirais que cela ne lui évoque rien. À dire vrai l’oiseau mystérieux grandit à présent à vue d’œil, prend une place remarquable derrière l’Ombre marcheuse.
Et le deuxième écran se vide tout comme le premier. Laissant le troisième et dernier raconter son histoire.
– Une fois passé le fleuve de l’oubli…
Je marche dans une pièce en longueur, dans laquelle sont alignées quelques jarres au contenu flou, sur des présentoirs. Dans une tenue de combat qui est loin de celle que je porte, je joue nonchalamment avec un poignard rougi de sang, aux côtés de l’homme qui parle… Aden. De nouveau.
Je ne reconnais pas cette scène. Je n’en ai absolument aucun souvenir. Mais la marque elfique semblant absente de mon bras indique que cela a eu lieu lors de ma première vie. Et même avec le peu de souvenirs qu’il m’en reste, je sais de quel côté je me trouvais.
Je me rends compte que je me suis levé.
Mon moi passé se tourne vers Aden.
– Non, non, si tu veux que ça fasse vrai, il faut rendre ça plus subtil encore. Plus métaphorique.
– Mmh, si tu le dis.
– Une fois le Léthé franchi, par exemple.
– Le ?
– Ben le fleuve de l’oubli justement, dans la mythologie grecque.
Je sais de quoi on parle et je suis figé entre l’appréhension, le malaise, et la curiosité. Rectification, nous savons tous de quoi parle ce souvenir, Analayann et Ombre se sont toutes deux levées également.
Ellipse. À l’image Aden et moi nous arrêtons devant l’une des jarres.
– Celle là ?
– Oui parfait.
Mon Passé se saisit de la jarre, dont le contenu semble vaporeux, puis reprend sa marche flegmatique.
– Et t’as pas un autre de tes fleuves grecs, mais plutôt sur le thème de la puissance, de l’immortalité…
– L’immortalité ce serait le Styx dans ce cas.
– Oh ça sonne pas mal, tu sais quoi je vais commencer par ça finalement. Une fois le Styx franchi… Hmm…
Le silence perdure. La nonchalance de mon Passé me débecte. Je ne comprends pas comment j’ai pu avoir ce tempérament, et chaque seconde qui passe j’ai de plus en plus la sensation que je vais vomir une Créature entière tant la situation me crispe. Ce n’est pas moi, ce n’est pas possible, je DEVRAIS m’en rappeler. Analayann a déjà fait un pas en avant.
– Et donc ça quand tu as fini de l’incruster dans la peau tu l’enchantes c’est ça ?
Je chancelle, et m’appuie contre le mur, quittant l’écran de vapeur des yeux. L’apathie de mon Passé quand à ce que j’évoque, et la présence de la concernée à un mètre de moi, sont un mélange ignoble face auquel je n’arrive pas à réagir calmement. Je n’ai aucune idée de ce que je pourrais bien dire à mes alliées, si le mot est encore valable, une fois que ce souvenir aura daigné se taire comme les autres. Je ne fais plus qu’entendre, et c’est déjà bien trop.
– C’est l’idée. Mais le plus important c’est d’abord de mettre le Démon.
– Ouais y paraît que c’est là que j’interviens. C’est un honneur, ce sera ma première fois…
Je cours sur l’écran en hurlant. Mes jambes rencontrent le ruisseau quand mes bras balayent la vapeur avec rage. Tout se dissipe vers l’avant, et je continue de donner des coups dans les irisations impalpables qui s’évaporent. Je croise dans mon délire le moulin à eau se remettant en marche correcte, et deux yeux violets que je fuis sans réfléchir. Je crois qu’Ombre et Analayann viennent dans ma direction, mais impossible pour moi de savoir ce qu’elles veulent, ni pourraient être en train de dire.
Je veux juste partir, loin.
Sans savoir comment, car de toute façon plus rien ne m’importe beaucoup dans l’instant, je me retrouve à la porte dessinée tout à l’heure dans le mur. Dans mon acharnement je la frappe de toutes mes forces, ignorant l’inscription qui s’y trouve. Je la sens se fissurer sous mes coups, et passe à travers.
Auteur : un gars… sous le pseudo « un gars… »