Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE DU GUET-APENS
LA PIÈCE DU GUET-APENS

LA PIÈCE DU GUET-APENS

Éléa

– On ne bouge plus !
Je me tourne. Lentement. Très lentement. Je ne veux pas savoir. Comment supporter que cette voix si longtemps chérie me menace aujourd’hui ? Comment s’avouer que celui qu’il était soit maintenant mon ennemi ? Rehane n’a pas mes scrupules. Il ne doit pas comprendre qui cet homme est pour moi. Et c’est la déchirure. Rehane s’exclame, le reconnaissant :
– Dvango !
Et je m’effondre.
– Mon frère…
J’entends plus que je ne voie Rehane se tourner vers moi. Dvango et lui parlent d’une même voix, eux qui ne s’étaient jamais aimés.
– Éléa
Je ris.
– Ma sœur…
Depuis toujours je craignais le moment où ses mots prendraient cette intonation cruelle. Où ce qu’il a toujours refoulé reprendrait le dessus. Et ce jour où il reviendrait…
Pourtant je l’aime.
Et je lui en veux d’être parti. D’avoir fui. Il est devenu ce qu’il craignait d’être. En s’en allant il m’a abandonné. Il est comme les autres, au fond.
Je le hais.
– Pourquoi es-tu parti ?
Je me hais aussi. Ma voix qui se brise, mes sanglots refoulés depuis l’éternité.
Je ris. Doucement. Comme un dément.
– Tu m’as abandonnée, tu sais ?
Je sens des bras puissants qui m’entourent et me réconfortent. Pourquoi ? Pourquoi toi ?
Dvango, j’aimerais tellement te détester…
– Éléa… J’avais peur… Peur de l’image de notre père…
– Tu crois que moi je n’avais pas peur ? Tu n’as jamais été là, jamais rien compris…
– Il me frappait ! Il nous frappait ! C’était une brute ! Et il était tellement plus fort que moi…
– Tu as fui ! Ouvre les yeux, tu étais son fils, son successeur… Tu étais la chair de sa chair ! Et tu lui ressemblais tellement… Moi j’étais l’intruse, il s’est toujours douté que j’étais le fruit d’un adultère ! Je suis celle qui a brisé son mariage.
– Mais il t’aimait ! Tu avais tout le temps des cadeaux !
Alors tu n’avais jamais rien vu… Vraiment ?
Mon rire, cette fois, est désabusé.
– Tu étais aveugle et tu l’es resté. J’étais un jouet. Un moyen d’épancher sa soif quand venait la nuit et sa solitude. Je lui appartenais.
Une pause.
Tu es ridicule, mon frère.
– Mon corps lui appartenait. Mais je n’ai jamais vendu mon esprit et mon âme au Diable, contrairement à toi !
As-tu compris ce que je te reproche ? Si je pouvais te dire seulement à quel point tu me dégoutes… Tu as choisi la voie qui s’offrait à toi sans te battre. Mais je n’ai pas le courage de dire haut ce que je pense de toi, tout bas. Tu es digne de ton père et j’ai hérité de ma mère, ma mère aux grandes idées et aux petites actions… J’aurais aimé te connaître, mère.
Il s’éloigne de moi.
Je ris pour vaincre la peur qui m’envahie. Je ris pour oublier la haine et la souffrance. Je ris pour meubler le silence.
– J’ai fait pour le mieux, Éléa.
De nouveau la dureté et la froideur. Le Maître t’a eu toi aussi comme il aurait pu m’avoir…
Tu es toujours en mon pouvoir, ne l’oublie jamais…
Il est là. Comme toujours. En moi. Il a gagné ?
Je finis toujours par gagner…
– Taisez-vous ! Arrêtez ! Par pitié !
Je hurle encore et encore, qu’il sorte ! Je l’entends m’attirer et… j’ai peur…
Silence.
Ils sont face à face, chacun la main sur leur arme et me fixent.
Ils se haïssent.
– Le Maître t’attend.
– Dvango… Laisse-moi t’affronter dans les règles.
– Pourquoi donnerais-je cette chance à un traître comme toi ?
– Parce qu’au fond de toi tu respectes encore certains Codes.
Il se tourne vers moi, pose un genou par terre.
– Dame Éléa veuve d’Astroght, je, Rehane des Gobelins, demande à vous servir toujours. Je vous protégerai au-delà du danger et à jamais chérirais chacun de vos jours. Pour le meilleur et le pire, liez votre vie à la mienne. Je vous suivrai, quoi qu’il advienne.
De sa lame il s’ouvre une veine et trace des glyphes avec son sang. Il a lié nos vies par un Serment Sanglant. Mon frère n’a plus de choix, pour m’avoir il lui faudra passer sur le corps de Rehane. Il est fou.
– Rehane !? Pour… Pourquoi ?
– Astroght était mon ami. Je fais ça pour lui. Et… je ne veux pas que Shvimwa vive sans jamais revoir sa mère.
– Rehane, tu as fait le mauvais choix.
Au sourire de Dvango, je devine sa confiance quant à l’issue du duel. Mais il ne connaît rien aux Serments ancestraux. Le Père me protégera, et Rehane avec moi.
J’espère.
Je prie.
Combat.
Les deux corps se mettent en mouvement et le monde retient son souffle. Ce sont deux êtres magnifiques qui s’affrontent et leurs mouvements semblent irréels. Légers et rapides, les coups fusent, le sang gicle.
Danse mortelle.
Je tourne le dos aux deux hommes qui virevoltent dans le seul but de vivre. Et de tuer l’autre.
Mes larmes ont remplacées mes rires.
Je les essuie rageusement.
Je dois fuir.
Je tourne autour de moi à la recherche d’une sortie. La pièce est lumineuse et pourtant comme un songe où rien ne prend sens. Le tourbillon du duel a achevé de lui retirer toute logique. La pièce est trouble, en vérité. Et il n’y a nulle sortie.
Comment sommes-nous arrivés ici ?
Je ne sais plus.
C’est presque un rêve où les destins se croisent sans jamais dévier. C’est un piège.
Nous sommes coincés dans un rêve !
Je me tourne à temps pour voir Dvango transpercer Rehane d’une lance.
Il est mort.
Pourtant je ne ressens rien. Je me sens bien, étrangement. Le corps de mon ancien allié disparaît dans un scintillement et Dvango s’avance lentement vers moi.
J’ai l’impression d’avoir été droguée. Mon cœur s’affole et ma vision se brouille. Soudain Dvango s’évanouit dans un cri terrible et menaçant.
Je me recroqueville sur moi-même et les nuages m’emportent avec le vent.
Tout va bien…

Autrice : Shvimwa, sous le pseudo « Shvimwa »

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