Je suis fatiguée de tomber. Il fut un temps où la gravité ne pouvait m’imposer sa loi. Aussitôt cette étrange pensée me traverse l’esprit qu’elle s’estompe. Alors que je m’attendais, comme toutes les fois précédentes à m’écraser durement sur le sol qui se rapprochait de nous à une allure folle, je nous sens ralentir. Nous perdons de la vitesse pour venir nous échouer sur le sol élastique en douceur. Nous restons ainsi, imbriqués dans les étreintes des autres, le temps d’être sûrs qu’aucune catastrophe n’est imminente.
Démêler nos corps requiert une certaine gymnastique. Nous nous retrouvons toutefois rapidement debout, bien qu’instable. Les anciennes habitudes ont la vie dure, et Ombre se colle à moi tandis que s’allume à nouveau devant mes yeux la vision si particulière que nous partageons, en nuances de gris et contrastes inversés. Des contrastes, il y en a en réalité assez peu. Ombre, blanche, tâchée par endroits de gris et Devhinn, patchwork plus nuancé, ressortent sur un fond noir parasité des quelques grains.
—Et maintenant ?
Ombre a un haussement d’épaules désabusé.
—On cherche la porte de sortie je suppose. En essayant de survivre à la prochaine catastrophe qui ne manquera pas de nous tomber dessus.
Sitôt dit, sitôt fait. Enfin, plutôt tant mal que bien. La texture souple et rebondissante du sol nous entrave à chacun de nos pas balbutiants. Je ne garde mon équilibre que grâce aux soutiens d’Ombre d’un côté et d’Un gars de l’autre. Si quelqu’un nous regarde en cet instant, il doit bien rire de notre maladresse. La direction que nous avons prise a été choisie au hasard. D’autant que nous avons pu voir, tout est uniforme aussi loin que nos vues peuvent percevoir.
Les minutes grandissent en heures et rien ne vient briser la monotonie du paysage. Je ne peux dire que nous sommes désormais à l’aise dans notre démarche, toutefois, nous avons pris le coup de main et nous fondons dans les mouvements du sol pour les accompagner et ainsi éviter la chute. Dans un premier temps nous avons chacun gardé le silence, perdus dans nos pensées respectives. Non, c’est faux. Ombre et moi, nous mélangeons sans le vouloir nos souvenirs et réflexions. Je revis par procuration les instants dans la Créature qui nous ont séparés (c’est si loin et si proche en même temps) puis, sans transition le cauchemar de sa séparation d’avec son précédent Accompagné. La douleur et le choc ravivés en elle me coupent le souffle et me font rater un pas, vite rattrapé. Pourtant… pourtant… ce n’était pas ce qu’elle m’avait dit qu’il s’était passé. Une sensation de familiarité me recouvre. Le mot finit par s’imposer et sort de ma bouche avant que je ne le retienne.
—Un Paradoxe.
Ombre sursaute en l’entendant et Devhinn m’invite à poursuivre d’une pression sur le bras. J’explique le déroulement de mes pensées en respirant par à-coup, le ventre toujours broyé. Deux passés pour Ombre, si différents l’un de l’autre, aboutissant pourtant au même résultat : notre rencontre quand elle m’a sauvée. C’était même Ombre qui m’en avait parlé en premier. Au sujet d’Un gars justement. Comme venant de son ancienne Accompagnée. Enfin de l’une des deux versions. Tout se boucle sur lui-même, comme un serpent se mordant la queue sans fin ni début. Cette drôle de confession, confidence qui ne m’appartient pas, délie les langues et tout se mélange dans des bouts de phrase mi dialogue mi monologue.
On raconte des morceaux de nos péripéties, nos connaissances sur le Château, sur nos objectifs sont étalées, j’avoue à demi-mot mes étranges visions, Devhinn parle de la sienne, toute récente. Il évoque une prophétie. Mon visage se ferme. Je suis fatiguée des prophéties. Toujours obscures, toujours porteuses de douleur et de souffrance. Elles ne se font incompréhensibles uniquement pour jouer avec nous, comme si le destin qu’elles sont censées représenter n’a pour unique but que de s’amuser avec nous en essayant de le fuir ou de l’accomplir. Mais les autres, tout cela, ça n’a pas l’air de les déranger.
—Tu sais, Analayann, on a déjà affronté une prophétie avant, avec le petit grand nain. Et au moment où elle devait se réaliser… Je l’en ai empêché. Rien n’est figé. Et puis… celle-ci est particulièrement obscure. On n’a aucune idée de ce dont elle parle… elle peut donc parler de tout. A nous de trouver de quoi.
—Justement. C’est comme si on choisissait ce dont elle parler, vu que tout peut y aller, pour la faire coïncider avec ce qui nous intéresse. Comme si ça allait être une justification absolue pour tout ce qui allait suivre. Quoi qu’il arrive. « Ah ben de toutes façons, c’est la prophétie qui le dit ».
Plus les mots sortent de ma bouche, plus ils se vont vénéneux. Même moi cette colère me surprend. Non, pas cette colère, cette haine. Ils arrêtent de marcher et me retiennent. Ils veulent parler, comprendre. Sauf que moi, j’ai justement peur de comprendre. Peur de me rappeler. Et plus ça revient à la surface, plus la boule dans ma gorge grossit. Mot après mot, sans brusquerie, ils me tirent la vérité de la bouche. Je ne pleure pas. Je m’étonne. Pire que cela, ça ne m’atteint pas. Bien sûr que c’est un leurre, juste une barrière construite dans mon esprit pour résister.
—Une fois le Styx franchit, le Léthé ne sera plus un souci, à moins de chuter dans l’Achéron. J’ai… ça, gravé dans le dos. Cette pseudo-prophétie. C’est la seule chose qui me reste d’avant. C’est… c’était aussi Jad qui l’avait découvert. Qui nous l’avait traduit. C’est là aussi que j’avais appris que c’était ta faute. Du moins en partie.
Mes mots se sont accélérés au fur et mesure qu’ils sortent, finissant par se bousculer sans s’articuler. Je devine que chacun se rappelle les éléments qu’il avait déjà en sa possession. Même moi, jusqu’à peu, j’avais totalement occulté ce passage de ma mémoire. Un gars se frotte le menton, pensif.
—Encore une fois, tout est lié. Comme je te l’ai promis, nous résoudrons tout ça ensemble. Et nous ne nous laisserons pas ces prophéties nous en empêcher. Ça aussi, je te le promets. Maintenant, je propose que l’on se remette en route.
J’acquiesce et nous voilà repartis. A peu de choses près, c’est comme s’il ne s’était rien passé. Toujours le même paysage, toujours la même démarche déformée et à nouveau ce silence. De nouvelles secondes s’enquillent les unes derrière les autres, se métamorphosant elles-mêmes en minutes, qui se muent en s’écoulant en heures interminables. Je sais que je le regretterai bientôt, mais cette plate monotonie me tue à petit feu. C’est comme la pièce nous avait avalés pour nous oublier dans un coin.
Comme j’aurais pu, ou plutôt dû, le deviner, penser à ça provoque dans les instants qui suivent un événement pour me contredire. Evènement qui prend la forme de quelques flaques – vertes parait-il – sur le sol. Nous sommes immédiatement saisis du même mauvais pré-sentiment. Le bruit, à mi-chemin entre le grondement et le gargouillement nous le confirme tandis que nous échangeons un regard inquiet. Sortie de nulle part, la Créature se dresse devant nous, sous la forme d’un mur qui nous barre l’horizon à perte de vue. Mur qui fonce droit sur nous. Ni une ni deux, nous faisons un volte-face bancal et nous élançons dans une fuite grotesque et perdue d’avance. Nous n’avons aucune chance, ni de lui faire face ni de nous enfuir, et nous le savons. L’air se sature de ses bruits assourdissants et de son odeur nauséabonde, devenant en trois battements de cœur irrespirable.
De toutes façons, ça n’a aucune importance. Tout devient noir. Enfin, blanc.