L’ENTRÉE DU CHÂTEAU ou ALTERCATION AVEC UNE SECRÉTAIRE
L’ENTRÉE DU CHÂTEAU ou ALTERCATION AVEC UNE SECRÉTAIRE

L’ENTRÉE DU CHÂTEAU ou ALTERCATION AVEC UNE SECRÉTAIRE

Pièce n°1783
Écrite par Najcha

L’aventure de Jeanne-Ginette

Après deux heures passées à gravir un chemin escarpé, je parviens enfin à déchiffrer l’écriteau épinglé sur la porte. « Bureau d’accueil du Château ». Parfait ! Je vais leur dire, moi, tout ce que je pense de cette pente caillouteuse et bardée de ronces. Ne connaissent-ils pas les normes en vigueur quant à l’accessibilité des lieux recevant du public ? Qui a bien pu confondre « rampe à destination des personnes à mobilité réduite » et « à-pic » ?

Pestant sur la déliquescence des services publics, je remarque que la clenche est recouverte d’une poussière à la couleur suspecte. Ni une, ni deux, j’extirpe de mon sac mes gants blancs – je les avais retirés à contre cœur au début de mon ascension, de peur de les souiller – et mon plumeau fétiche. La poussière ne fait pas long feu ; j’en profite même pour passer un coup sur les plinthes, qui n’ont vraisemblablement pas été nettoyées depuis trois siècles. Négligeant le crac inquiétant émis par ma colonne vertébrale alors que je me redresse (à quatre-vingts ans, on ne se fait pas de bile pour ce genre de détails), je pénètre finalement dans le bureau d’accueil, bien décidée à en découdre avec le responsable hygiène et sécurité de l’établissement – dès lors, du moins, que j’aurais réussi à mettre la main sur lui.

À l’intérieur, je fais face à un large bureau, en grande partie recouvert par une vitre (parsemée de traces de doigts effroyables – évidemment). De part et d’autres, je peux observer une myriade de couloirs, ponctués de kyrielles de portes, dont l’éclairage me semble aléatoire.

— Madame, s’il-vous-plaît ? m’interrompt une voix.

Je sursaute et fronce les sourcils : couper quelqu’un dans son monologue intérieur est tout de même franchement désobligeant. Je m’approche du bureau et fais face à une secrétaire. Lunettes carrées, air mal-aimable et brushing passé, sa profession ne fait aucun doute.

— Ah, c’est vous que je cherchais ! Comment m’expliquez-vous que…

— Prénom, âge, motif d’entrée ?

— Jeanne-Ginette, quatre-vingts ans, je lâche, glaciale face à cette impolitesse. Je fais une fugue.

— Une fugue ? relève-t-elle, en ajoutant une note sur son calepin. Ça a au moins le mérite d’être original. Motif de la fugue, je vous prie ?

— Acte de rébellion légitime contre mon sacripant de fils qui m’a inscrite à l’EHPAD. Vous êtes de la police, peut-être ?

La femme ajuste ses culs de binocle et me gratifie d’un regard méprisant.

— Non, Madame. Simple recueil de données à visée statistique, comme toutes les administrations sont habilitées à le faire.

— À propos d’administration, renchéris-je, me rappelant enfin du motif de cet entretien. J’exige de rencontrer votre responsable hygiène et sécurité ! La tenue de cet établissement est déplorable, il est impératif que je lui en touche deux mots. D’ailleurs, ne pourriez-vous pas le licencier directement ? Je le remplace au pied levé !

Aussitôt dit, plumeau sorti. De ma canne, je repousse le petit portillon intitulé « Personnels » et rejoins la secrétaire, dont le bureau ressemble à un capharnaüm. D’un geste large, je fais valser des dossiers dans la poubelle – ils étaient si jaunis que personne ne pourrait me faire croire qu’on leur trouvait encore une quelconque utilité – et commence mon ouvrage.

— Madame ! s’insurge-t-elle derrière moi. Sortez, ce local est réservé aux personnels habilités ! Sortez ! Nous avons déjà notre équipe de nettoyeurs zombies, enfin !

— Ah oui ?

Je me retourne, intéressée. Les joues de la secrétaire – pourtant appelée « Mme Rose », d’après son badge – ont viré au rouge pivoine.

— Et où puis-je trouver ces honorables travailleurs ? J’aurais quelques leçons à leur faire.

« Vous n’y pensez pas », entends-je alors que mon attention est attirée par une tasse encore fumante, à côté du calepin des entrées. Une tasse de thé, sans soucoupe ni napperon ! Cette femme n’a aucune éducation. Fort heureusement, je ne pars jamais de chez moi sans un napperon de rechange et une coupelle supplémentaire, au cas-où la mienne se briserait dans quelque aventure. L’ordre est bientôt rétabli, malgré les récriminations de la secrétaire.

De toute évidence, ce n’est pas elle qui me permettra de converser avec le personnel de nettoyage. Gigi, tu sais bien que tu dois tout faire de toi-même… Je jette un dernier œil au bureau, désormais impeccable… à l’exception des lunettes perchées sur le nez de la secrétaire. Un ultime coup de plumeau met un terme à cette imperfection. Je pouffe en entendant la femme s’étouffer dans sa propre poussière tandis que je m’éloigne, en quête d’une porte à la propreté correcte.

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