Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA COUR INTÉRIEURE : LA BELLE DU BALCON
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Pièce n°1789

L’aventure de Jeanne-Ginette

Je claque la porte de toutes mes forces pour que la harpie m’entende depuis son bureau lugubre ! J’époussette ma jupe d’un geste décidé. Je ne vais pas laisser une employée acariâtre s’immiscer entre moi et ma détermination ! Cet endroit a besoin de Gigi, c’est moi qui vous le dis !

C’est alors que je prends conscience de l’obscurité qui m’entoure… Il fait noir comme dans un four. Même le plus enhardi des mineurs, habitué à travailler six pieds sous terre douze mois par an n’en mènerait pas large ici !

Je tâtonne autour de moi. De larges pierres, un peu humides et mal ajustées forment une arche à quelques centimètres au-dessus de ma tête. J’avance à petits pas en pestant contre le responsable de l’électricité de cet endroit. L’interrupteur est introuvable ! Il est décidément absolument nécessaire que quelqu’un de compétent prenne les choses en main.

Après avoir parcouru quelques mètres, ma main rencontre un angle vif dans la pierre. Je sens un courant d’air frais caresser mon visage. Une odeur familière d’amande et de mandarines vient chatouiller mes narines et m’emporte avec elle au cœur d’un doux souvenir… Les madeleines de Juliette. Les pique niques dans les prés lors des belles après-midis d’été. Le sourire de Juliette, son rire, piquant comme les agrumes, ses histoires rocambolesques et ses envies d’aventures… Elle était belle Juliette, quand elle racontait ses histoires. Elle rayonnait. On voulait rester près d’elle et ne plus jamais s’en éloigner…

Oh mince ! Juliette ! J’ai oublié de la prévenir que je partais ce matin ! Elle savait, bien entendu, que je prendrais mes cliques et mes claques aussitôt que ces rustres insisteraient de nouveau pour me faire quitter la maison. Mais dans la précipitation, j’avais laissé sur mon oreiller la lettre qui lui était destinée.

Un rai de lumière me sort de mes pensées. Enfin, on y voit quelque chose ! Je lève la tête vers cette ampoule providentielle pour découvrir… la Lune ! Je suis donc à l’extérieur. Je tourne la tête lentement pour observer le lieu qui m’entoure. Mon cou émet un craquement sonore des plus désagréables. Mon ostéopathe a raison, quelques étirements au saut du lit ne seraient pas un luxe. Enfin, pour une fille de mon âge, je ne suis quand même pas si mal en point. Rien que la semaine dernière, Juliette m’a forcée à me ratatiner dans des positions improbables au pied du radiateur pour le purger, soi-disant « qu’il n’y a pas de tâche qui ne résiste à deux vieilles chouettes déterminées ». J’en suis ressortie fourbue de courbatures, et fière comme un pou.

Je bombe le torse au souvenir de mes exploits. Ma colonne vertébrale se rappelle à moi dans un grincement lugubre. Devant moi, le lierre dévore la façade d’un superbe hôtel particulier. Je suis des yeux quelques branches qui s’enfuient vers le haut dans des entrelacs hypnotiques. Le vert sombre du lierre ne tarde pas à se mêler au rouge intense de la vigne vierge, qui prend par endroits des teintes presque violacées sous le halo pâle de la Lune. Le gris luisant des pierres de taille perce çà et là sous les feuilles, accrochant des reflets argentés à la végétation. Les tiges glissent et s’entortillent le long des barreaux de fer forgé d’un petit balcon.

Posées délicatement sur la balustrade, comme flottant au-dessus, deux mains ridées, couvertes de marques, de tâches de couleurs vives et de petites égratignures en tout genre. Je frémis lorsque les mains apparaissent dans mon champ de vision. Elles sont à quelques mètres au-dessus de mon visage et pourtant leur tendresse rugueuse m’est familière. J’y suis ! Ce sont les mains de Juliette ! Evidemment, elle s’est rendue compte de mon absence et elle m’a probablement suivie. Elle aussi a dû apercevoir cette immondice qu’iels ont l’audace d’appeler « Château » et a dû bondir devant l’immensité des réparations à faire ! Pauvre Juliette ! Elle qui ne supporte pas un robinet qui goutte ou une latte de plancher qui grince, elle a dû en faire une tête en découvrant cette masure ! Je suis sûre que son âme de réparatrice hors pair a pris le devant et qu’elle est entrée sans plus attendre.

Au-dessus des mains travailleuses, un petit tablier rouge enserre la taille d’une petite femme au visage plissé par le temps et au sourire débonnaire. Quelle joie de retrouver ma Juliette ! Du haut de son balcon, elle me salue d’un geste de la main et me fait signe de la rejoindre. Je crois lire sur ses lèvres des encouragements. Mon regard balaie la façade à la recherche d’un escalier. D’une rampe. Rien. Pas même une échelle de meunier. Lea responsable accessibilité va m’entendre !

Bon. Ce n’est pas une façade qui va me tenir éloigner de ma chère voisine plus longtemps ! On en a vu passer, en 80 ans de vie contigüe et je ne me laisse pas arrêter si facilement. Je recule de quelques pas pour prendre la mesure de l’obstacle à franchir. Je trébuche sur ma canne, que j’avais accrochée à ma ceinture pour avoir les mains libres. Heureusement, mes réflexes sont encore bons et je me rétablis en quelques pas. Je m’appuie un instant contre un mur qui semble être subitement apparu derrière moi et lève les yeux vers Juliette. Elle n’a pas bougé, immobile, sublime, il me semble qu’elle me nargue presque du haut de son balcon. « Alors Gigi, ma vieille, tu vas réussir à monter ? » Ce serait bien son genre. Se lancer dans une escalade impossible dans le simple objectif de me faire bisquer et de me voir bouillonner. Mais je ne me laisserai pas faire, ça non ! Je remonte les manches de ma chemise, et ni une, ni deux, je m’approche d’une grosse branche de lierre que j’attrape des deux mains. Je tire pour vérifier la solidité de ma prise. Ça tient. Alors, je cale un pied entre les feuilles, pousse de toutes mes forces et me hisse de quelques centimètres. Gare à toi Juliette, je grimpe ! Je prends le temps d’une petite pause. C’est important de savoir se ménager. Ça vous permet d’avancer au-delà de vos espérances. Après quelques respirations, me voilà repartie. Main droite, une belle liane de vigne vierge me retient sans frémir. J’adresse un remerciement silencieux au manque évident de professionnalisme de la personne chargée de l’entretien de cette façade. Les racines sont tellement enfoncées entre les pierres du vieux mur qu’il est impossible de les déloger, même en y suspendant une vieille femme potelée.

Il me semble que mon ascension dure une éternité. Cette fois, Juliette a vraiment fait fort. Elle va m’entendre. Mais pour le moment, je préfère garder mon souffle. Elle non plus ne parle pas. Je lui jette un regard furieux, et la voilà qui se met à rire. Un fou rire enfantin, un vrai. Elle est hilare, et cela ne fait que renforcer ma rage. Je me hisse à nouveau le long d’une tige râpeuse. Je serre les dents et déploie toute mon énergie pour lutter contre la gravité. Ma vieille ennemie. Juliette n’en finit pas de rire, et j’en viens à réaliser l’image grotesque que je dois renvoyer. Un lézard hirsute, mi araignée mi gekko, affublé d’une jupe, d’un sac à main et d’une paire de lunettes rondes, suant à grosses gouttes et pestiférant sur le monde entier. Alors, je me mets à rire à mon tour et les quelques pierres qui restent deviennent une épreuve terrible car mes muscles tressautent à chaque éclat de rire. Néanmoins, le retour de ma bonne humeur s’accompagne d’un regain d’énergie inattendu, et je termine mon épopée verticale plus rapidement que je ne l’aurais imaginé. Je m’affale sur le balcon, haletante, et roule sur le dos sans une once d’élégance. Juliette se penche vers moi, et j’aperçois dans ses yeux encadrés de peau parcheminée une étincelle de malice. Elle m’a eu. Encore !

Je tente de me redresser pour déposer un baiser sur sa joue douce et ridée, mais la voilà déjà qui s’éloigne d’un pas vif pour son âge avancé. L’aventure n’est pas finie on dirait ! Je me relève avec difficulté, décroche ma canne de ma ceinture et m’avance à sa suite en clopinant. Chaque parcelle de mon corps me fait payer ma grimpette improvisée… Mais quand Juliette est partie, il faut la rattraper vaille que vaille ! Je la vois disparaître à travers une porte aux carreaux de verre colorés que je n’avais pas remarquée. Je passe la porte d’un pas décidé.

Autrice : Cov

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