Pièce n°855
Écrite par Sol'stice
Explorée par Analayann
En compagnie de Jad de Salicande & Ombre
Fait partie de la saga << < Chutes prophéties et assimilées > >>
La porte se referma derrière nous en coulissant. Après la blancheur glacée, nous venions de plonger dans les ténèbres. Nous n’y voyons rien. J’avais souhaité une pièce vide. J’étais servie. Rien que du noir. Et je sus, d’instinct, qu’il n’y avait rien dans les mètres, même kilomètres, alentours. Je serrais Ombre encore un peu plus entre mes bras. Un regard par-dessus mon épaule me confirma qu’aucun retour en arrière n’était possible.
Je me laissai glisser à terre, imitée par Jad. Je parvenais à discerner ses traits. Il ne faisait pas entièrement noir. Une lueur rougeâtre et diffuse provenait du sol. Celui-ci, après examen prudent, à quatre pattes, n’était qu’une plateforme circulaire d’environ trois mètre de diamètre pour dix centimètres d’épaisseur. Effarant. Nous étions bel et bien perdus au milieu de nulle part.
Démotivés par cette constatation, épuisés, surtout Ombre, par les pièces précédentes, nous nous allongeâmes. Les mains croisées sous la nuque, Ombre collée à ma silhouette, je perdis mes yeux dans la contemplation de l’infini, au dessus de moi. Mais le sommeil refusait de venir. Je n’avais aucune notion du temps. Soudain, je vis… un point lumineux, loin, bien loin au dessus de nos têtes. Et un autre à côté. Encore un. Une multitude de points lumineux. Une infinité aussi grande que celle de noir qui nous entourait. Et je compris. C’était des étoiles. Des milliers d’étoiles. Là. Partout. Nous étions au milieu de l’espace. Dans le plus grand espace ouvert possible. Curieusement, cette constatation amena un sourire sur mes lèvres. Et comme si j’avais trouvé ce qu’il fallait, les bras de Morphée m’accueillir, fermant mes paupières lourdes.
Pour la première fois depuis… la pièce avec le fauteuil, j’avais dormi tout mon saoul. Pour la première fois, je n’avais plus le sentiment d’extrême d’urgence, de danger. Pour la première fois, je pouvais me poser, réfléchir. Lorsque j’ouvris les yeux, les étoiles étaient encore là. Nous n’étions pas tombés dans un trou. Nous ne nous étions pas fait ni attaqués, ni mangés, ni dérangés. A croire qu’à part nous, il n’y avait rien. Il n’y avait jamais rien eu. Et il n’y aurait jamais rien.
Ombre avait quitté mon côté, et discutait avec Jad. Me redressant sur mes coudes, j’aperçus leurs silhouettes se détacher dans la lumière rouge. Saisissant quelques brides de leur conversation chuchotée, je finis par comprendre que… Ombre cherchait à expliquer à Jad comment parler avec son ombre. Leur rire étouffé, devant ses tentatives infructueuses, me fit sourire.
Ombre vit que je m’étais réveillée, et ils s’écartèrent pour que je rejoigne le cercle. Dans cet espace réduit, au milieu de cet espace infini, c’était bizarre de se serrer.
« On fait quoi ? »
La question méritait d’être posée. Car l’évidence s’imposait. Vivre ici, ou survivre plutôt, sans nourriture, ni eau, ni rien, en fait, allait être compliqué.
« Je peux faire du feu magique. Au moins pour… qu’on y voit…
Fiat lux. in incarnatum ignis »
Au creux de la main de Jad, une flamme jaune apparut, projetant des ombres étirées sur nos visages. Sa présence me réconforta. Le visage d’Ombre était à la fois éclairé, et obscure. La lumière semblait l’atteindre, mais c’était comme si elle l’absorbait. Elle se rendit compte que je la dévisageais, et me sourit.
« je me souviens, tu m’avais demandé à quoi tu ressemblais… Jad, tu pourrais faire apparaitre un miroir ? »
Il souleva un sourcil, perplexe.
« Je pense oui, attendez deux minutes… ut apparet in speculo, ut spectari potest invadam ! »
L’air se brouilla devant lui. Se dessinèrent, dans le vide, les contours ovales d’un miroir de poche. Puis les traits se colorisèrent, et il bascula dans la réalité. De sa main libre, Jad l’attrapa et me le tendit. Lorsque je le saisis, je me rendis compte que je tremblais. Je m’humectai les lèvres, et le porta à hauteur des yeux, sans pour autant y regarder dedans. Pourquoi hésitais-je ?
« Je suis désolée, vraiment… mais si vous pouviez regardez par là… »
Le murmure d’Ombre me figea. Le miroir rejoignit la pièce d’Emmanuel, au fond de ma poche. Levant la tête, je portais mon regard vers ce qu’elle nous montrait.
C’était… étrange. Une tâche lumineuse rouge, comme la lueur qui se diffusait de notre plateforme, à un ou deux mètres de celle-ci, au même niveau. Elle n’y était pas tout à l’heure. Nous approchâmes le plus possible du bord.
« On… on fait quoi ? »
Un silence méditatif suivit. Je proposai :
-On essaie de toucher ?
-A cette distance ? c’est un peu loin non ?
-Si je la retiens par la ceinture, ça devrait le faire.
-Si tu le dis… Mais interdit de la faire tomber !
Ils me regardèrent tous les deux. Je mis deux secondes de trop à capter que c’était moi qui devais me pencher. M’approchant encore plus, à la limite de basculer. Jad m’attrapa la taille. J’étendis mon bras le plus loin possible.
-J’ai l’impression que c’est immatériel. Je peux passer ma main au trave…
Le contact de ma main avec une surface lisse et froide m’arrêta. Là où il n’y avait rien d’autre qu’une sphère de lumière se trouvait maintenant une autre plateforme, de taille à peu près équivalente à celle où nous nous trouvions actuellement, émettant la même lueur.
-Ah ben ça alors…
Prudemment, à quatre pattes, j’avançais jusqu’à me trouver au centre du plateau. Mes amis me rejoignirent. La luminosité baissa. Jad fit remarquer :
-Là… là où on était avant… ya plus rien.
Notre précédente « base » venait de tout simplement… disparaitre !
-C’était un peu pour nous obliger d’avancer, cette histoire non ?
La remarque d’Ombre fit mouche. Comme pour lui répondre, une nouvelle lueur rouge apparue, flottant dans le vide, devant nous à environ un mètre de haut. Ce fut Jad qui y passa la main, et de nouveau, une plateforme apparue. Nous échangeâmes un sourire. Le magicien s’y hissa, suivie d’Ombre, et je les rejoignis.
Et ce fut comme un grand jeu qui commença. A chaque fois, une sphère apparaissait, et se transformait en palier au moindre contact matériel. Nous nous aperçûmes en effet qu’Ombre ne pouvait pas « matérialiser » les boules rouges. Nous avancions relativement rapidement, sans aucun retour en arrière possible. La lumière de la flamme créée par Jad nous suivait, flottant dans le vide à notre suite. Cette course dans l’espace me procurait du plaisir. Des bulles de bonheur pétillaient au fond de mon ventre.
Las, nous fûmes confrontés, alors que nous commencions, pensions-nous, à comprendre les règles de ce lieu, à une sphère excessivement haute vis-à-vis de notre position. Jad, pourtant de grande taille, se trouvait à deux bons mètres en dessous en se dressant sur la pointe des pieds.
-Je crois qu’il y a une solution… c’est que tu montes sur mes épaules.
J’arrêtai de me démonter le cou pour regarder la sphère afin de le regarder lui.
-Tu es sûr ?
-En même temps, on n’a pas bien le choix…
-Jad a raison, si on n’essaie pas, on va rester bloquer ici… pour toujours.
J’opinai, peu attirée par cette perspective. Jad s’accroupit, plaçant ses mains en coupe. J’y posai un premier pied tandis qu’il se redressait. Me tenant à ses épaules, je hissais mon deuxième pied sur l’une de ses épaules, puis l’autre, me retrouvant en position accroupie. J’attendis qu’il m’attrape les chevilles pour commencer à lentement me redresser.
-Je suis pas trop lourde ?
-Non, t’inquiète, légère comme une plume.
Tendant la main bien haut, je vacillais à peine. Mais il me manquait environ quarante centimètres avant de pouvoir atteindre le globe. Je me hissai sur la pointe des pieds.
Soudain, un phénomène étrange se produisit. Je me sentais… soulevée. Décoller vers la sphère. Ça se confirma lorsque mes pieds décollèrent des épaules de Jad. Un cri m’échappa. J’étais clairement en train de m’envoler. Mes doigts effleurèrent la balle.
Et je subis mon premier changement de gravité.
Mon corps s’écrasa sur la plateforme nouvellement apparue. Jad fit de même quelques secondes plus tard, suivit de l’atterrissage beaucoup plus aérien d’Ombre. Je me retournai sur le dos juste pour voir là où nous nous trouvions avant s’effacer, comme dissout dans cet espace.
-Quelqu’un peu m’expliquer ce qu’il vient de se passer ?
-Je ne suis pas plus avancée que toi, Ombre, mais je pense… qu’on a changé de gravité. Qu’elle nous attire maintenant vers ce que nous considérions pour le haut avant, et qui est maintenant le bas. Et inversement.
Mon explication, bien que confuse, parut lui convenir.
-On continue ?
D’un mouvement de la main, Jad indiqua le nouveau chemin qui s’ouvrait à nous.
Globalement, notre direction ne variait que peu. Par contre, le sens et inclinaison de nos points d’ancrage connaissaient une variété impressionnante. La notion de temps même me devint étrangère, dans ce paysage sans repères. La présence des étoiles, de tout cet espace, me procurait une sensation de sérénité bienvenue. J’avais, pour la première fois depuis le début de mes souvenirs, une impression de joie. Je m’amusai. Il n’y avait pas d’autre mot à ce sentiment palpitant qui me réchauffait. J’avais presque envie de rire.
Nous nous accordions une pause, somnolents, mi-assis mi-allongés, baignés dans la lueur rouge et éclairés par la flamme magique lorsque je sentis cette torpeur s’emparer de moi. L’impression de m’enfoncer dans du coton, qui noyait mes sens. J’étais incapable de bouger. Mon cœur s’affola sous coup de la panique, mais aucun son ne sortit de ma bouche. Juste avant de sombrer dans le noir, mon regard croisa celui d’Ombre, rempli de terreur.
Je flottais. Encore. Dans le noir. Encore. Je rêvais, je m’en rendais bien compte. Et j’étais seule.
Portant mes mains à hauteur de mon visage, je me rendis compte que je voyais légèrement au travers. Les pressant l’une contre l’autre, elles se superposèrent, se confondant presque. Je les écartai aussitôt. Ce rêve manquait de consistance…
Un son, aigu, transperçant, sans source, me perça les tympans. Mes mains se portèrent, par réflexe, à mes oreilles, en vain, tandis que mon corps se recroquevillait en position fœtale. Le sifflement se transforma en crachotements, comme une radio que l’on règle, avant de se stabiliser sur un bourdonnement diffus, beaucoup plus supportable. Il s’écoula quelques secondes avant que ne retentisse une voix féminine, claire, empreinte d’une douleur sans fond et d’une détermination à toutes épreuves.
« Aventuriers, aventurières. Je suis de ces magiciennes qui connaissent le monde des rêves. Je suis de ces femmes qui combattent. Je suis comme vous. On dit souvent qu’il faut être solidaire, et je viens pour cela. Je suis Emerence, ex-dame du Château. Oui, du Château. Si vous étiez vivants, vous me foudroyez sur place. Mais vous êtes dans le monde des rêves, et c’est moi qui vous ai amenée ici. Vous êtes des aventuriers aguerris, combattants, sans faiblesses, vous combattez tout les jours notre monstre commun. Le Château. Oui, je dis le notre, car je suis avec vous. Le Château n’est pas qu’un ennemi. C’est la personne qui m’a pris mes fils, qui m’a fais mourir le cœur. Le Château est pour moi que haine, une haine brûlante. Si je le pouvais, je l’entrainerais avec moi dans ma mort, j’irai le combattre seule. Mais je ne peux. Je sais que parmi vous se cachent des magiciens, maitre d’armes, de magie noire, d’animaux fantastiques. Je suis coincée dans cette tourelle au 83 ème étage, la porte auburn, tout au nord. Vous entendrez sans doute mes cris. Pourquoi vous appelle-je ? Parce que je veux combattre notre terreur, cette suprématie, ce monstre, cet homme redoutable, qui n’a causé que tort. J’ai besoin de vous, de votre cœur, de vos vies, de votre passion, de votre combat. Alors, venez, pour la pièce 1000, me rejoindre, je vous en supplie. Et que les lâches, s’ils ne viennent pas, regretteront amèrement leurs refus… »
Lorsqu’elle se tut, elle me laissa pantelante, vidée de toute énergie. Ses mots se répétaient en moi, échos interminables. Sans faiblesses ? Je n’avais l’impression de n’avoir que ça… et comment la trouver ? Déjà que je cherchais… quoi déjà ? l’ouest. Pour l’ordinateur central. Bien loin tout ça. Et le principal problème restait le même, car, outre le fait que nous ignorions comment sortit de la pièce où nous étions, où était l’Ouest ? ou le Nord ? Alors… Comment faire ? comment pouvions nous nous repérer ? comme un revers de claque suite à mes doutes, la peine, la haine, la rage contenue dans ses mots me parvint une deuxième fois. Quelque chose se brisa en moi.
Levant la tête, j’hurlai. En silence car aucun son ne fut émis. Mais j’hurlai à Emérence que je viendrais, si je la trouvais. Au Château, ma haine envers lui, ma douleur aussi. J’hurlai pour sortir le trop plein de ressentiment et de rancœur.
Ce fut mon cri, bien réel et audible, qui me tira de mon sommeil. Perçant mes rêves, je me déchirais la voix même dans la réalité, tirant mes compagnons de leur inconscience. Ils semblaient tous les deux remués. S’ils venaient de recevoir le même message que moi, il y avait de quoi…
-On… on est bien d’accord, on vient d’entendre ce qui ressemble à une déclaration de guerre, non ?
-On est d’accord…
Un silence méditatif suivit.
-Et… on va y répondre ?
La question méritait d’être soulevée. Ombre avança :
-Si on est capable de trouver le Nord, et de sortir d’ici, théoriquement, nous pouvons y aller. Mais il faut repérer nos points cardinaux. Et sans boussole…
-J’ai la solution. Je peux utiliser un sort pour localiser la direction à prendre.
-Tu sais faire ?
-Je peux composer le sort, après, je ne l’ai jamais essayé, donc je sais pas si ça marchera.
-Tu peux toujours tenter.
Le magicien opina. Les paupières mi-closes, les mains sur ses genoux, il entra en une profonde réflexion, esquissant des mots avec ses lèvres sans les dire.
« ut mihi videtur, a septentrione, qui notus est mihi »
Il fronça les sourcils quelques secondes plus tard, avant de rouvrir les yeux.
-Je sais où est le Nord. C’est la direction que nous suivons depuis l’entrée dans cette pièce.
Il conclut sa phrase par pointer le globe fluorescent qui flottait un peu plus loin. Une drôle d’impression nous prit. Celle de ne pas totalement contrôler ce que nous faisions. Mais pouvions-nous encore contrôler quelque chose dans ce château ? prenant appui sur mes genoux, je me redressai.
-Bon ben… ya plus qu’à continuer…
Ils m’imitèrent, et nous reprîmes notre cheminement…
Nous avancions moins vite. Sans repère, c’était dur à dire. Mais il me semblait que chaque plateforme était plus éloignée que la précédente. Qu’à chaque fois, nous hésitions un peu plus avant d’avancer. Nous ne parlions plus. Renfermée, taciturne, je ruminais le message que nous avions reçu.
Ce fut certainement cet état d’esprit qui me conduisit à toucher la sphère, située entre nous deux, en même temps que Jad. Je tombai à plat ventre, mon nouveau sol à la perpendiculaire du précédent. Et j’étais seule. Jad et Ombre étaient de l’autre côté. Nous trouvions au même endroit, attirés par le même centre de gravité, mais à l’opposé de la plaque. Je restai un moment sans comprendre, fouillant le noir devant moi. J’entendis Ombre m’appeler.
-Analayann ! tu es là ? tu vas bien ?
Une peur panique transparaissait dans sa voix. Je lui répondis, ma voix tremblotait.
-Oui… ça va… je suis de l’autre côté…
Je perçus son soulagement, bien que partiel. Après quelques instants, où j’entendis qu’elle discutait avec Jad, elle s’adressa de nouveau à moi :
-Tu peux t’approcher du bord ? essayer de passer de notre côté ?
-Je … je vais tenter…
-Sois prudente hein ?
Je n’émis aucun son de plus. rampant, je quittai le centre du disque pour entreprendre d’accéder à l’extrémité du plateau. Ma main se trouvait à moins de dix centimètres de la bordure lorsqu’elle fut violement tirée vers l’avant, vers l’espace. Je la retirai vivement. Une nouvelle tentative se solda par le même résultat.
-Je ne peux pas avancer… je vais tomber dans le vide…
J’étais au bord des larmes, les poings crispés. La voix d’Ombre me parvint à travers un brouillard cotonneux, suintante de terreur.
-On ne peut pas non plus. Je suis désolée Analayann… le globe est de notre côté, sur le côté. Même lorsqu’il se matérialisera, il n’atteindra pas l’aplomb de ta position… il va falloir être précis. Très précis. On… on va sauter, avec Jad. Et quand la plateforme apparaitra, tu tomberas vers nous, et on te rattrapera. Je te promets, on y arrivera. Tout va bien se passer. On va se retrouver. Tu es prête ?
Elle parlait beaucoup trop pour étouffer la peur qui la rongeait. Comment être prête à un truc pareil ? j’allais tomber, et peut-être mourir. Tout dépendait d’eux. Un son rauque m’échappa en guise d’assentiment. J’essuyai mes paumes moites sur mon pantalon. Si la plateforme n’était pas horizontale à notre position actuelle, je n’avais aucune chance. Et ça, Ombre ne l’avait pas dit.
Je ne vis pas Jad sauter vers le globe, ni celui-ci se transformer. Je me sentis juste glisser sur le côté, devenu mon nouveau « bas », en même que disparaissait mon ancien sol. Je vis, des mètres en dessous de moi, Jad et Ombre qui me regardaient, prêts à me rattraper. Un pli amer tordit ma bouche. J’allais tomber trop loin. Passer à côté d’eux, et chuter dans le vide pour l’éternité. J’allais mourir.
Malgré tout, j’étendis le bras le plus loin possible. Jad fit de même, à la limite de basculer dans le vide. Ombre me regardait avec de grands yeux, emplis d’horreur. Tout semblait au ralenti. Ma chute dura une éternité. Mon sang battait à mes oreilles.
Mes doigts effleurèrent ceux du magicien.
Le temps reprit son cours normal.
Ombre hurla. Jad lança son autre main, verrouillant mon poignet dans sa poigne.
Je ne tomberais pas à l’infini dans le vide. Je vivrais encore. Je n’étais pas morte.
Suspendue dans l’espace, reliée à la vie par la force de mon compagnon de route.
-Tu vois… Il t’a rattrapée ! Il ne te lâchera pas. Tu vas voir, dans quelques instants, tu seras avec nous, et on continuera ensemble l’aventure et…
Sa voix se cassa. Agrippée aux rebords, les jointures noires claires tant elle se crispait. Je ne lui répondis même pas. Jad penchait dans le vide, en équilibre. Au moindre faux mouvement, on tombait tous les deux. Il prit la parole, à voix basse, sans bouger d’un iota.
-Avec ta main libre, tu vas attraper mon poignet. Ensuite, je reculerais lentement en te remontant. Dès que je serais assez haut, je te tirerais. Tout va bien se passer.
Pourquoi répétaient-ils tous ça ? m’humectant les lèvres du bout de la langue, je bougeais les doigts de ma main qui pendait le long de mon corps. Elle était remplie de fourmis. Tout doucement, je pliais mon coude, l’amenant à hauteur de ma taille. Et je descendis qu’un demi-centimètre. Relevant la tête, je vis les yeux d’Ombre qui ne me lâchaient pas, et les traits crispés de Jad. Puis mon regard descendit sur ma main prise dans la sienne. En fait, il avait attrapé la manche de ma tunique autour de mon poignet. Le tissu fluide n’empêchait pas mon corps de glisser. Je cédai encore un centimètre. Ombre hurla.
-Accroche-toi ! Maintenant !
Je lançai mon bras vers le haut au moment où mon poignet quittait l’emprise du sien. sa main se referma sur la manche vide de ma tunique.
Je tombais. Je ne parvenais pas à détacher mon regard d’Ombre et de Jad. Elle hurlait mon nom, prête à se jeter dans le vide. Il la retenait, sans me lâcher des yeux.
De nouveau, le temps me parut se distendre. Comme si la Mort se délectait de l’instant.
-Mais c’est pas possible ! Pourquoi vous avez tous décidé de crever ?
La Mort parlait-elle ?
-Mais non patate ! C’est moi, Awitchakaën. Non mais, j’vous jure…
Le nom fit son chemin dans mon cerveau.
-Awitchakaën ? le démon des rêves qui m’a bouffé tous mes souvenirs ? t’es pas censé pourrir la vie du nain maintenant ?
-Ben… c’est bien ce que je pensais faire, mais ils ont décidé de le descendre, alors j’me suis barré quand j’ai capté qu’il était foutu… du coup, j’décide de revenir dans ta tête. Et là, je te tombe dessus, sans mauvais jeu de mot, alors que tu vas bientôt y passer…
-Il va mourir aussi ?
-Affirmatif. Et toi aussi.
-…
-Tu veux que je te dise un truc ?
-Dis toujours.
-Chuis pas venu tout seul dans ta caboche. On m’y a mis. Et ce quelqu’un m’a laissé pour consigne de pas tout bouffer. Juste par petits bouts. Et encore. J’avais pas vraiment de le droit de les digérer entièrement. Fallait que j’les envoie quelque part. Pour garder une trace je crois…
-Tu… tu plaisantes ?
-J’en ai l’air ?
-Non, mais attends, tu veux dire que mes souvenirs sont encore quelque part ?
-Ouaip. Dans le château, j’crois même bien.
-Tu te fous de moi ?
-Absolument pas. Ah, et au fait, j’crois que tu vas pas mourir tout de suite.
-C’est quoi encore cette conn…
Je ne finis pas ma phrase. Mon corps tapa le sol. Le sol ? Ma tête raisonnait, m’empêchant de penser clairement. Mes os vibraient. Il me fallut plusieurs minutes pour faire retrouver à mon cœur un rythme normal. Le sol ? Une idée me traversa l’esprit. J’étais tombée sur la sphère suivante. C’était la seule, en réalité, qui me vint. Awitchakaën resta silencieux. Peut-être était-il parti… Quelque chose me souffla que non, qu’il attendait juste. Je frissonnais, torse nu. Je remarquai, par la même occasion, porter un bandeau noir qui m’enserrait la poitrine.
Levant la tête, je vis Ombre et Jad, deux petites silhouettes loin au dessus. Je leur fis de grands signes, et, quelques instants plus tard, ils arrivaient à mes côtés, un peu plus gracieusement que moi. Ombre m’entoura de ses bras.
-Tu n’es pas morte ! Tu m’as fait si peur ! Plus jamais ça, je t’en supplie…
Maladroitement, je la serrais également. Jad s’approcha à son tour, me tendant ma tunique. Il ne dit pas un mot, mais il avait une drôle de lueur dans les yeux, comme désorienté, perdu. Je lui souris pauvrement, et récupéra mon vêtement. J’allai l’enfiler lorsque la main fraiche d’Ombre me stoppa.
-Attends… tu as un truc dans le dos…
-Un truc ? Quoi ?
Elle passa ses doigts le long de ma colonne, me faisant frissonner.
-On dirait des mots. Jad, tu peux venir voir ?
Le magicien me contourna, sa flamme à sa suite. Il toucha lui aussi mon dos du bout de ses doigts.
-Ce sont bien des mots. On … On dirait qu’ils ont été gravés au fer blanc. Ils sont comme incrustés dans ta peau…
A cet instant, un rire retentit dans mes oreilles. Mauvais, cruel. Une langue de feu me dévora les omoplates. Je retins un gémissement.
-Il y a marqué quoi ?
Jad fit courir sa main le long de l’inscription.
-Une fois le Styx franchit, le Léthé ne sera plus un souci, à moins de chuter dans l’Achéron. C’est une traduction grossière, les runes sont beaucoup trop subtiles pour être transcrites de manière aussi brute.
-Je ne comprends rien à ce charabia.
Je fus prise de violents frissons. Je renfilai ma tunique.
-Le Léthé, c’est un fleuve grec qui fait perdre les souvenirs. Le Styx, il donne l’immortalité. Il a d’autres attributs je crois. Mais l’Achéron, je connais pas.
-Comment tu connais tout ça ?
-J’ai plus ou moins étudié la mythologie grecque, avant de venir explorer le château.
De nouveau, ils parlaient sans que je me sente concernée. Il me semblait entendre des voix, sentir des choses de mon passé. Elles me frôlaient sans que j’arrive à les saisir. Fugaces impressions, trop légères pour que je me les approprie ou les comprenne, trop présente pour que j’arrive à les ignorer et m’en défaire.
-C’est ton passé. Il a pas vraiment disparu, comme j’te l’ai dit. Il est encore quelque part. Et comme il t’appartient, il te revient. Plus ou moins.
Ces mots sonnèrent clairs dans mon esprit. Awitchakaën
-Affirmatif. C’est bien moi.
-Tu entends tout ce que je pense ?
-Tu es en train de penser ça, sans le prononcer, non ?
-Pas faux.
-L’Achéron, c’est le fleuve de la douleur. Mortel pour les humains.
-Ça m’aide. Et ça me remonte vachement le moral.
-De rien.
Un blanc suivit. Un vrai silence. Même nos respirations étaient inaudibles. Jad et Ombre s’étaient tus en même tant que Awitchakaën dans ma tête.
Soudain, ma poche me sembla brûlante. Le tissu plaqué à ma peau était incandescent. J’en sortis, sans que mes doigts n’en souffrent, la pièce d’Emmanuel. Elle semblait briller, et même pulser de l’intérieur. Un battement, comme celui d’un cœur, résonnait dans mes oreilles. Il allait en s’accélérant, jusqu’à n’être plus qu’un bourdonnement sourd, avant de s’arrêter. Comme ça. Sans transition. De nouveau le silence. La pièce redevint matte et froide.
-Ça y est. Il est mort. Le nain est mort.
Je compris avant qu’il n’ait fini sa phrase. Je ne pris même pas la peine d’expliquer ce qu’il venait de se passer à mes compagnons, eux qui n’entendaient pas Awitchakaën, trop sonnée.
La Mort
J’avais cru l’atteindre. Et elle venait de prendre un autre.
J’étais… comme à côté de la réalité.
-Je sais pas si c’est le bon moment, mais j’ai un autre truc à te dire. Je sais qui m’a demandé de te manger ta mémoire. Il servait le château à l’époque. Puis il a changé de bord. Et tu l’as croisé, ya pas si longtemps.
Plus il parlait, plus ses mots sortaient vite, comme s’ils le brulaient, qu’ils devaient s’enfuir le plus vite possible. Et plus il parlait, plus je commençais à savoir de qui il parlait.
-Il est mort une première fois. Et il a changé de nom. Avant, il se nommait Devhinn. Maintenant, il ne s’appelle plus vraiment. Et il a la pièce qui est liée à la tienne.
Lorsque le dernier mot tomba, je ne répondis rien. Je ne savais même plus si je pensais. Je revoyais juste l’aventurier, les quelques instants où nos aventures s’étaient croisées. Comment avait-il pu ? comment avait-il pu me regarder dans les yeux sans ciller ? Sans penser à mon passé détruit ?
-Peut-être ne se souvient-il plus ?
Mais même cette excuse me paraissait trop faible. Une vague de haine bouillonnante, destructrice, me traversa. Une énergie nouvelle m’anima.
D’un mouvement ample, je passait ma main au travers de la nouvelle sphère rouge qui flottait, étonnamment, à quelques centimètres seulement de notre position.
Une porte coulissante se matérialisa, et s’ouvrit.
La sortie. Enfin.
Il fallait que je marche. Que je bouge. Que je fasse autre chose que penser. Après quelques brefs mots échangés avec mes amis, je m’avançais vers le pas de la porte.
-Ben moi, j’vais voir si j’trouve pas un ou deux des souvenirs du nain perdu quelque part dans les couloirs. On sait jamais… Il m’était bien sympathique, en fin de compte… Et pis, j’faisais plus le tri, au bout d’un moment, si ça s’trouve, y sont au même endroit que les tiens… Si j’trouve, j’te dis où c’est, t’inquiète. A la r’voyure.
Je sentis qu’il était parti. Peut-être reviendrait-il… Passant deux doigts sur les runes dans mon dos, et passa le panneau coulissant.