Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE DES OMBRES BLANCHES
LA PIÈCE DES OMBRES BLANCHES

LA PIÈCE DES OMBRES BLANCHES

… as …

C’était comme passer d’un volcan en fusion à un bloc de glace. La pièce où nous atterrîmes était à l’opposée de celle que nous venions de quitter mais probablement tout aussi mortelle. Je n’en pouvais plus, et l’épuisement forçait mes paupières à se fermer. Je soupirai en me rendant compte que je n’allais pas pouvoir prendre immédiatement du repos. Cette pièce était tout aussi lumineuse que la dernière était sombre, tout aussi froide que l’autre semblait brûlante, tout aussi aseptisée que l’autre était glauque et sale
Parler à ces Ombres, à mes sœurs, m’avait vidé de toute force. Il m’avait été impossible de me blinder contre leur désespoir qui s’était instillé en moi, répandant son poison dans mes veines de sang noir et retirant jusqu’à la moelle toute trace d’espoir qui y restait.
Cette pièce comptait autant d’habitants que la salle des Ombres. A vrai dire il n’y avait ici aussi que des Ombres. Des Ombres blanches de je ne savais pas qui. Et elles semblaient tout aussi néfastes que leurs _ nos _ consoeurs. Annalayan poussa un gémissement de lassitude, et le magicien passa une main dans ses cheveux. Je me laissai glisser au sol, et il s’accroupit devant moi. Je détournai les yeux, mais il bougea la tête de manière à capter mon regard
—Je sais que tu nous as déjà sauvé à plusieurs reprises. Je sais que parler à ces Ombres a été très éprouvant. Je sais que tu es lasse et fatiguée, mais on a encore une fois besoin de ton aide. Elles nous fichent la paix mais ne nous laisseront pas passer.
Effectivement, ces ombres blanches ne nous prêtaient pour le moment pas la moindre attention. Néanmoins, elles formaient, tout autour de nous, un mur de corps enchevêtrés qui dégageait un froid glacial que nous sentions d’ici. Il nous serait impossible de traverser.
Sauf si je les convainquais du contraire.
Je me levai. Autour de moi, la pièce tanguait. Rien que me diriger vers ces ombres me fatiguait. Quoi que quasi immatérielle, je ressentais le froid qui se dégageait d’elles. Prenant une grande respiration, je m’enfonçai dans la masse de silhouettes.
Aussitôt, ce fut comme si je passais dans un autre monde. Un flot de hurlements et d’angoisse anticipée me saisit à la gorge. Nul ne prêtait attention à moi. J’étais ici comme une des leurs, contrairement au précédent où ces Ombres m’avaient immédiatement identifiée comme une race différente et traitée comme telle.
Je donnais un coup à une de mes voisines qui me regarda lentement. Ses yeux reflétaient une infinie tristesse où se refléta brièvement un peu de surprise devant le noir de ma chaire qui tranchait avec le blanc ambiant
—Scuse moi, je cherche le responsable de votre groupe…J’aimerais passer avec des humains…Juste traverser la pièce…Serait-il possible de…
Sans un mot, elle leva les bras et posa ses deux mains de glace sur mes joues où des larmes se mirent à rouler. Que faisait-je ici, dans ce Château ? Toutes mes certitudes s’écroulaient, remplacée par un anéantissement définitif. Ses mains toujours sur ma peau, elle me repoussa, doucement, mais fermement, vers un angle de la pièce. Là, une ombre plus transparente que les autres attendait, immobile, amorphe, latente.
Il me tendit la main que je saisis avec résignation. Un lien mental se noua entre nous deux, mais chaque parole échangée m’enfonçais un peu plus dans un gouffre de tristesse immense.
—Que viens tu chercher, Etrangère
—Bonjour Sieur…Je ne désire que passer, avec deux autres personnes…Des personnes humaines…Nous souhaiterions juste traverser la pièce, pour aller dans la salle suivante, et qui sait, trouver un peu de repos.
—Bien. Nous nous écarterons… Mais à une condition
Une angoisse profonde me tordit le cœur
—Il ne faudra rien dire à tes compagnons de notre nature. Nous sommes les Ombres des futurs morts du Château, mais cela, ils devront l’ignorer.
J’étais soulagée. Si ce n’était que ça…La vieille Ombre sourit mystérieusement
—Et tu devras aussi retraverser la foule en sens inverse comme un de ses membres.
—Ces conditions me vont. Merci de votre clémence.
—-Bien.
Et, sans mot redire, il fit signe à l’Ombre que j’avais abordée qui, me lâchant les joues, plaqua ses mains sur mon ventre et me rejeta en arrière
Je tombai au sol au milieu des autres spectres. Piétinée, oppressée, le temps que je me relève, j’avais perdu tout sens de l’orientation.
Les Ombres me frôlaient comme une des leurs ; Je me cognaient à ces fantômes, marchais sur des pieds, des endormis au sol, butais sur des groupes assis par terre.
Je me mis à courir. Sortir. Juste sortir d’ici. Je n’en pouvais plus, et chaque pas était plus douloureux que le précédent. Une horreur inconnue trempait mes joues de sanglots atroces et déformés. Ma bouche ouverte voulait hurler sans y parvenir.
J’errais des heures durant dans la foule, me sentant blanchir à chaque seconde, devenir plus semblable à ces ombres de futurs morts
Sans prévenir, je débouchais soudainement dans un cercle vide où attendaient mes compagnons qui sautèrent sur leurs pieds
—L’Ombre ? Tu es certaine que ça va ?
J’hochais la tête
—Oui. Ne vous inquiétez pas ça…Va. On peut passer, chuchotai-je, sans force.
J’enpoignais la main du magicien, qui frissona.
—Tu es glacée. Pourquoi ces Ombres sont si froides ?
Me souvenant des conditions, j’haussais les épaules sans trouver la force de répondre. Mon esprit était balloté par des forces inconnues qui se jouaient de ma faiblesse. Nauséeuse, je parvins tout de même à entraîner mes deux compagnons hors du cercle, dans la foule qui s’écartait devant nous. Ma respiration, creuse et pesante, se faisait de plus en plus légère et faible.
Enfin, nous arrivâmes dans une zone de sas, où, au dessus d’une porte blindée, un minuteur décomptait les secondes. Il en restait encore 30 avant…Avant quoi ? Une explosion, l’ouverture ? Je m’en fichais juste royalement. C’en était trop. Je m’écroulais sur le sol, et me recroquevillait. Annalayan se pencha vers moi
—Eh oh ! N’abandonne pas…Pas maintenant…Je t’en prie…Tu as fait beaucoup…On va pouvoir se reposer maintenant…Le contact de tes congénères te fait mal mais ça va aller maintenant d’accord ? Ne te laisse pas aller au désespoir du Château. Relèves toi je t’en prie…
Un ting retentit avec l’affichage du zéro sur le cadran, et la porte s’ouvrit dans un grincement. Je ne pouvais me lever. Tout ce que j’avais enduré jusque là me retomba dessus d’un coup, et me cloua au sol. « Incapable. Paria. Tu n’arrives même pas à préserver Annalayan et le magicien qui t’ont sauvé tant de fois. Tu fais ta crâneuse mais tu n’es qu’une petite Ombre paumée qui a voulu se distinguer des autres ombres. Tu es lâche et faible. Abandonne. Abandonne. Abandonne ». Cette voix qui sifflait dans ma tête…Qui était elle ? Le Château, les Ombres Noires, les Blanches, mes regrets ?
La pièce me rendait folle. Annalayan cueillit sur le bout de son index une larme de brume qui coulait sur mes joues. Je tremblais. Sans hésiter, elle passa ses bras sous mon corps flou et le ramassa. Ouvrant plus largement la porte de son épaule, elle se pencha vers le magicien
—Allons y. Et prions pour que la prochaine salle soit vide.
Tout en pensant à l’immense chance que j’avais d’avoir des compagnons aussi dévoués, je jetai un dernier regard vers la foule des spectres. Hommes, femmes, jeunes, vieux, enfants ou vieillards, toute l’espèce humaine était représentée ici
Juste avant d’être avalée par la salle suivante, j’eus le temps de croiser le regard d’une de ces Ombres, un regard vaguement familier. Doux, chaleureux, dans un visage fin et ovale. Le visage d’Annalayan.

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