Pièce n°1210
Écrite par Sol'stice
Explorée par Analayann
En compagnie de Devhinn, Jad de Salicande, le petit grand nain & Ombre
Fait partie de la saga << < Chutes prophéties et assimilées > >>
Le cri d’Ombre me déchira les tympans lorsque le sol disparut sous mes pieds.
J’avais vu le nain disparaitre dans le trou. J’avais attrapé le bâton de Jad pour me l’accrocher dans le dos. J’avais vu Un gars sauter. Ma réflexion n’avait pas duré plus de quelques secondes.
Il fallait sauver Jad.
Il fallait qu’Un gars paye.
J’avais sauté.
La seule lumière venait de l’endroit que je venais de quitter. Je vis un plancher déchiqueté, couvert de liquide vert. Puis plus rien. Il faisait noir tout autour de nous. Mes yeux se levèrent vers le rond lumineux qui diminuait relativement rapidement. Mais alors qu’il était encore de taille respectable, il disparut tout à fait dans un claquement sonore. Ce bruit assourdissant eut au moins le mérite d’arrêter Ombre dans sa crise de panique.
-Ça veut dire quoi, ça ?
J’haussais les épaules – ce qui, notons, en chute libre, est très étrange comme sensation.
-J’en sais rien. On peut supposer que le passage s’est fermé. Que personne ne peut plus sauter maintenant.
Ombre ricana.
-Ouais, au moins, personne d’autre ne va mourir… Parce que je te signale, là, que tu vas mourir. MOURIR. MOU-RIR. MOURIR ! Mais est-ce que tu te rends compte ? TU VAS MOU…
Un miaulement terrifié interrompit son monologue paniqué. Par reflexe, je tendis les mains et attrapai une boule de poils gigotant. Sous mes doigts, un petit être velu et chaud, un petit chat. Je bégayai, surprise.
-Ben… ben si, lui aussi il a sauté. Un chat… un chat.
L’animal arrêta de s’agiter et poussa un long miaulement plaintif. En faisant bien attention à ne pas le lâcher, je le glissai dans l’une de mes poches, m’assurant qu’il ne basculerait pas et que sa tête dépassait. Le silence s’installa.
Les mots d’Ombre revenaient me percuter. Je n’avais nullement l’intention de rendre mon dernier souffle. Mais pas non plus la plus petite idée pour éviter de m’écraser comme une crêpe en bas. Ou de finir congelée.
En effet, j’avais froid, très froid même. Un vent glacial venant d’en bas me fouettait le corps, frigorifiant chaque parcelle de peau. Mais y avait-il un « en bas » ? Il me semblait que ça faisait une éternité que nous tombions, avec toujours plus de vitesse. Certes, nous étions au 86ème étage, mais tout de même…
J’ignorais depuis combien de temps nous chutions. Il me semble impossible de pouvoir parcourir une aussi grande distance sans avoir traversé la Terre de part en part. Toujours est-il qu’une tâche lumineuse attira notre attention loin en dessous de nous. Elle grossissait à vue d’œil, envoyant vers nous d’épars reflets verdâtres qui ne me disaient rien qui vaille. A l’allure où nous allions, l’impact était inévitable. Alors que le choc était imminent, la voix d’Awitchakaen retentit dans mon esprit.
–Merde, t’es là aussi… J’te préviens, c’est dégueulasse…
Avant que je ne puisse lui demander quoi que ce soit, deux choses s’enchainèrent. Le chat déchiqueta ma poche. Et je percutai le sol.
Il s’agissait en réalité d’une sorte de gelée collante dans laquelle nous nous enfonçâmes profondément avec un horrible bruit de succion écœurant. L’air ne pouvait plus entrer dans mes poumons. Je paniquai. Et je compris.
Nous étions dans la Créature. Un haut-le-cœur me remonta dans la gorge avec une violente envie de vomir. La peur s’installa en moi sous la forme d’un poing glacé dans les entrailles. Au lieu de mourir écrasée ou congelée, je finirais asphyxiée ou digérée. Déjà, des picotements me parcouraient la peau.
Mon regard se dirigea vers le haut, mais ne vit rien d’autre que du vert. Que de la Créature. Puis il fila vers le bas, et capta deux choses.
Une bulle qui remontait lentement vers moi. Et une petite silhouette qui s’enfonçait de plus en plus.
Je fus très égoïste. Je commençais par me diriger de mon mieux vers la bulle. C’était comme nager dans une mélasse épaisse. Enfin, alors que des points noirs dansaient devant mes yeux, je crevais la surface de la bulle et tombai contre son fond. Je ne retraversai pas sa paroi, mais m’y enfonçai légèrement, ma peau y adhérant. Je pris plusieurs grandes goulées d’air, heureusement respirable, malgré une odeur de décomposition.
Je me redressai en position assise, me tenant le torse à deux mains, la douleur refluant peu à peu. Puis je me rappelai la silhouette. Je fouillai des yeux la gelée en dessous de moi. Je l’aperçus. Elle était encore descendue. Mais aucun mouvement ne me parvint.
-Il faut que tu y ailles.
Comme d’habitude, Ombre avait raison. Awitchakaen en rajouta une couche.
–C’est le nain. Et il est encore en vie.
Il n’avait pas fini de prononcer sa phrase que j’avais inspiré un bon coup et plongé. Enfin, « plonger » est un bien grand mot. Je m’étais enfoncée du mieux que je pouvais et me mouvais le moins mal possible vers le nain. Plus je m’en approchais avec de grands gestes, plus j’arrivais à le distinguer. Il avait les yeux grands ouverts et il bougea un peu à mon approche. Du coin de l’œil, je repérais une nouvelle bulle qui remontait indolemment vers nous. Je me saisis d’un pan de ses vêtements et entrepris de le tracter jusqu’à l’air. Il dut saisir mon intention, car il agita faiblement les pieds pour se propulser.
Un soulagement immense me tomba dessus lorsque nous sombrâmes au fond de la sphère. Je ne pouvais que saluer la capacité pulmonaire du nain. Celui-ci crachota un peu de gelée – de Créature – avant d’emplir longuement ses poumons d’air pas trop vicié.
-Merci.
-Pas de quoi… mais… tu n’étais pas… mort ?
-…Si. Longue histoire… Comment tu le sais ?
-Longue histoire aussi.
–Je voudrais pas gâcher vos retrouvailles, mais ils sont encore trois là-dedans.
-Awitchakaen ?!
Nous avions dit son nom en même temps, et nous nous regardâmes, surpris.
–Oui, vous m’entendez tous les deux. Mais les questions seront pour plus tard. Le nain, ton ami est par là. Le magicien et la fille-louve sont de ce côté.
Curieusement, sans qu’il n’ait montré de direction, je savais exactement de quels endroits il parlait.
-Et le chat ?
-Quel chat ? Il n’y a aucun chat dans la Créature… Attends… il y a un félin au-dessus de la Créature, mais ce n’est pas vraiment le gabarit d’un chat… Ce n’est pas le plus urgent. Dépêchez-vous de sauver vos amis.
Après un regard et un hochement de tête, nous nous séparâmes et partîmes en « nageant », le nain vers Un gars, Ombre et moi vers Jad et Louvelo.
C’était répugnant de se mouvoir là-dedans. Je n’y voyais pas grand-chose et mes yeux me brûlaient. Je désespérais de les retrouver lorsqu’un fil rouge attira mon attention. Je le rejoignis et constatais qu’il s’agissait de sang, emprisonné dans la Créature. Mon regard suivit son parcours vers les profondeurs et repéra deux silhouettes sombres. Usant de toutes mes forces, je les rejoignis.
C’était bien eux, inconscients, comme flottant dans la gélatine. Je pouvais voir leurs plaies d’où s’échappait le filet vermeil. Aucun mouvement n’indiquait le moindre signe de vie de leur part, à part quelques minuscules bulles s’enfuyant de leurs lèvres épisodiquement. Sans perdre de temps, je les attrapai du mieux que je pus et les tirai jusqu’à une bulle non loin de là. Fugitivement, je me demandai d’où elles venaient et pourquoi il y en avait autant. Peut-être n’avais-je pas envie de le savoir au fond…
Je les laissai choir sans beaucoup de grâce ni de délicatesse au fond de la sphère. Celle-ci stoppa sa course mesurée vers le haut pour s’immobiliser avant d’entamer une lente chute vers le fond – s’il y en avait un. Génial. Vraiment génial. Mais ce n’était pas le plus urgent.
Je me penchai sur les deux inanimés et, aidée des conseils d’Ombre, cherchai leur pouls et le souffle à leurs lèvres. Elle guida mes doigts sur leur cou et je ne sentis rien. Puis je plaçai mon miroir devant leur visage – celui que Jad m’avait offert – et il resta vierge. Affolée, je commençai les gestes de premier secours, enchainant massage cardiaque et bouche-à-bouche sur l’un et l’autre. Je pressais mes mains sur leur poitrine de toutes mes forces. Je soufflais le plus d’air possible dans leur bouche. J’y mettais toute mon énergie. L’énergie du désespoir.
Le contact de mes lèvres sur celles de Jad remua quelque chose au fond de moi. Mais l’urgence de la situation et l’angoisse l’étouffèrent. Pas le moment. Pas le temps. Peut-être pas l’envie non plus.
Ombre m’assistait, m’encourageait, me guidait, plaçait mes mains, m’insufflait l’énergie nécessaire, l’espoir, le courage de continuer.
Enfin, après un temps qui me sembla interminable, la fille-louve se cambra et laissa échapper une plainte avant de retomber. Elle vomit une quantité qui me sembla monstrueuse de gelée et se calma. Elle respirait désormais presque calmement, en tout cas, régulièrement.
Mais Jad ne réagissait toujours pas. Je m’acharnais, au risque de lui briser les côtes. J’aurais tellement voulu connaitre la magie.
La main d’Ombre stoppa la mienne.
-Analayann… arrête… ça… ça ne sert plus à rien…
-NON ! JE REFUSE ! IL N’A PAS LE DROIT DE MOURIR ! JE NE PEUX PAS ABANDONNER !
De rage, j’abattis mon poing, avec violence, avec les dernières forces qu’il me restait, sur son torse. Encore, et encore.
-ANALAYANN ! ARRÊTE ! Je t’en supplie…
Je secouai la tête, les larmes dévalant mes joues. Il n’avait pas le droit de mourir… IL NE POUVAIT PAS ! Ombre attrapa mon bras avant qu’il ne s’abatte une énième fois, m’entourant dans ses bras pour m’immobiliser. Je m’arrachai à son étreinte et frappa encore.
Soudain, Jad s’arc-bouta. Un gémissement rauque sortit de sa bouche, avec un peu de sang. Son cœur était reparti. Il était vivant…
-Il est vivant !
Je ne sais plus qui d’Ombre ou de moi poussa cette exclamation. Il me semblait que coulaient maintenant de mes yeux des larmes de soulagement.
Il vomit à son tour beaucoup de gélatine, mêlée de sang. Mais, pas plus que Louvelo, il ne se réveilla. Ombre tenta de me rassurer en me disant que ce n’était pas étonnant, vu la situation qu’ils venaient de vivre.
Je me retrouvais donc désœuvrée au fond d’une bulle qui descendait de plus en plus vers l’inconnu en compagnie d’Ombre et de deux blessés.
En parlant de cela, mes yeux glissèrent sur leur corps et virent de nombreuses plaies, pour la plupart suintantes et laissant encore échapper du sang. Certaines devaient provenir des combats consécutifs que nous avions menés ensemble en haut, aux côtés d’Émérence. Mais d’autres trouvaient certainement leur origine dans la chute provoquée par la Créature. Me revint l’image des deux planchers déchiquetés et aux bords couverts de sang vert et rouge.
J’usais de bouts de mes habits et des leurs afin de penser les blessures du mieux de que je pouvais, arrêtant les saignements et couvrant les coupures. Je ne trouvai aucun membre cassé, mais je n’en étais pas sûre.
Une fois cela fait, je me calai au fond de la bulle et fermai les yeux. Le nain avait-il réussit ? Je me concentrai et appelai Awitchakaen. J’ignorais totalement s’il allait me répondre, mais j’hurlais son nom en pensées, croisant les doigts.
–Je t’entends. C’est bon, le nain a récupéré son ami. Ils sont tous les deux vivants.
-Merci.
-Pas de quoi. Par contre, j’ai aucune idée d’un moyen de vous faire sortir d’ici…
-Tu parlais d’un félin autre qu’un chat tout à l’heure… et tu vois… sens… détectes, je sais pas trop, vraiment pas un chat ?
-Non, absolument pas. Le félin, c’est une immense panthère ailée qui survole la Créature en ronds.
-… tu sais d’où vient la lumière ?
-Tu passes vraiment du coq à l’âne… Quelle lumière ?
-Celle qui fait qu’actuellement, je vois autour de moi.
-Aucune idée… attends, bouge pas.
Je me retins de lui faire remarque que j’allais pas aller bien loin, mais vu qu’il lisait dans mes pensées, il m’avait quand même entendue. Je sentis qu’il s’absentait. Lorsqu’il revint, il prit la parole d’emblée.
–La Créature est dans une immense pièce vitrée. Elle remplit un volume considérable, qui semble bien plus grand que lorsque vous l’avez combattue en haut. Elle semble en léthargie car elle ne bouge pas beaucoup. Enfin… ne bougeait pas beaucoup jusqu’à ce que la panthère décide d’arrêter d’attendre quelque chose. Elle est en train de l’agresser à grands coups de griffes. Du coup, ça s’agite pas mal en surface. Pas encore ici, mais ça devrait pas tarder.
Je le remerciais pour ses informations, et faute d’autre occupation, attendis. Mais avant que l’agitation prédite par Awitchakaen parvienne jusqu’à nous, nous atteignîmes le sol. Notre bulle était parvenue au fond de la pièce. Elle se déposa sur les dalles, formant un dôme au dessus de nos têtes. Je repensais à ce qu’avait dit le Démon des rêves. Une pièce vitrée. Ça semblait impossible après la hauteur que nous avions descendue. Soudain, une idée me traversa l’esprit.
Je me levai et m’approchais de la paroi de l’hémisphère. Je posai mes mains dessus, elles y adhérèrent. Puis, lentement, j’exerçai une pression sur la gélatine. Mes mains s’enfoncèrent. Effrayée, je les retirai vivement. Puis, ne voulant pas renoncer et n’ayant rien d’autre à faire, je recommençai, encore plus doucement. Cette fois, mes paumes s’enfoncèrent que très peu et la bulle se décala légèrement. Je souris. Ombre qui m’avais observée tout le long comprit mon intention et y adhéra.
–Awitchakaen ?
-Oui ?
-Dans quelle direction est le nain ?
-Heu… par là. Pourquoi ?
Sans lui répondre, je m’orientai vers là où je savais désormais qu’était le nain, et commençai à pousser. A son tour, il comprit, et s’absenta momentanément. Lorsqu’il revint, il m’apprit que le nain se dirigeait à son tour dans notre direction.
Mais avant que l’on ne se rencontre, une secousse nous fit vaciller. C’était les perturbations qu’avait évoquées Awitchakaen. Après un temps de surprise, je repris mon chemin, suivit de la bulle, d’Ombre, de Louvelo et de Jad. Les secousses se multipliaient sans réussir à m’arrêter, de plus en plus fortes sans pour autant vraiment m’entraver.
Pourtant, l’une d’elles, d’une puissance bien supérieure, me jeta à terre.
-Elle doit y mettre du cœur, la panthère, là-haut.
-Analayann, je ne suis pas sûre que ce soit à cause de la panthère. Regarde par-là.
Dans la direction que m’indiquait Ombre, une lueur orangée apparue brièvement loin dans la Créature, suivie dans les secondes par un autre tremblement de Créature, qui, de nouveau, me fit perdre pied.
On attaquait la Créature. Je ne voyais pas d’autre explication. Mais ce n’était le nain, les explosions – en tout cas, ce qui y ressemblaient – provenaient du côté opposé.
La réaction de la Créature ne se fit pas attendre. Tout son corps se tordit plusieurs fois sur lui-même, dans un sens, puis dans l’autre, comprimant notre bulle. Puis d’un coup, toute sa masse se déplaça, nous écrasant et nous privant de notre air. Je fus plaquée au sol, écrabouillée par la gelée glissant sur le côté, dans l’incapacité de respirer.
Enfin, la pression disparut. Nous étions étalés sur les pavés – nous quatre, j’avais vérifié – en train de chercher de l’air (ou inconscient, mais passons). Je me redressai. La Créature avait disparu. Il n’y avait pour traces d’elle que quelques flaques vertes éparses sur le sol. Je pus, dans l’espace libéré, appréhender les dimensions de la pièce. Awitchakaen n’avait pas menti. Elle était immense. Je n’en voyais pas le bout, ni en largeur, ni en longueur, ni en hauteur. Par contre, mon regard capta deux silhouettes qui s’approchaient de nous. Le nain et Un gars. Ils n’étaient pas si loin de nous, au final.
Alors qu’ils n’étaient plus qu’à quelques mètres de nous, ils nous adressèrent des signes. Mais mes yeux ne décollaient pas d’Un gars. Sans que je ne puisse – ou ne veuille – me contrôler, la colère, la rage, la haine montaient en moi, m’envahissant en me brûlant les veines. Lorsqu’il fut à portée, je me jetai sur lui en un hurlement que je ne reconnus pas.
J’étais comme transformée. Je ne maitrisais plus rien. Je voulais juste qu’il souffre. Lui infliger toute la douleur qu’il m’avait infligée. Voire le faire mourir. Peu m’importait.
Il devait payer
J’entendis en fond Ombre et le nain me crier d’arrêter. Ils tentèrent de me stopper, de bloquer mes mouvements, mes points s’écrasant sur chaque parcelle du corps d’Un gars. En vain. J’étais impossible à arrêter.
Il devait souffrir. Il devait souffrir. Il devait souffrir. Il devait souffrir.
Litanie incessante dans ma tête qui rythmait chacun de mes coups.
Il devait souffrir.
Sa lèvre éclata, libérant un flot vermeil.
Il devait souffrir.
Chacun des bleus qui apparaîtront sur sa peau sera un peu de ma vengeance.
Il devait souffrir.
Une seconde de douleur pour une seconde de ma vie oubliée.
Il devait souffrir.
Quelque chose de supplémentaire craqua en moi. Je me mis à hurler.
-Tu sais ? tu sais ce que ça fait ? De ne plus se souvenir de rien ? d’avoir tout oublié ? Tout ! Tout même son nom ! d’où tu viens ! Qui tu es ! Ta famille ! Tes amis ! tes envies ! tes peurs ! tes craintes ! tes rêves ! tout ! tout ! TOUT ! Est-ce que tu sais ? hein ? non ? Tu t’en fous ? Crève ! Crève ! CRÈVE ! CRÈVE !
Sous mes poings, il se protégeait le visage du mieux qu’il pouvait, sans chercher à répliquer, ses yeux vissés dans les miens. Si mes yeux avaient été des balles, il serait mort depuis longtemps.
Il devait souffrir.
-Et ça t’a pas suffit en plus ! Il a fallut que tu marques ma peau ! Que tu la graves ! À jamais ! Que tu y inscrives des runes ! Que tu laisses ta marque ! Une trace supplémentaire de ton passage ! Au fer blanc !
-C’est là que tu te trompes.
Cette voix. Elle me stoppa en plein élan, suspendant mon geste. Je la connaissais.
Lentement, je relevai la tête et plissai les yeux. A une dizaine de mètres de nous, un autre nain se tenait, bien droit dans ses bottes. La ressemblance avec notre nain était frappante. Le PGN siffle entre ses dents.
-Mon frère… que fais-tu là ?
-Je pourrais te retourner la question. Mais comme je suis poli, je vais te répondre. En premier lieu, j’étais venu venger mon maitre en détruisant la Créature. Mais j’ai appris à l’instant que vous étiez ici, et j’ai reçu des ordres supplémentaires…
-Quels ordres
-Pourquoi je me trompe ?
Je n’avais pas pu m’empêcher de poser la question.
-Parce que ce n’est pas lui qui t’a fait ces marques dans le dos.
-Comment tu le sais ? Qui est-ce ?
–Tu fais n’importe quoi, là, t’es au courant ?
–Merci, Awitchakaen, je sais
-Tu le sauras bien assez tôt. Maintenant, excusez-moi, mais j’ai des objectifs à remplir.
Il claqua des doigts et des soldats sortis de nulle part nous encerclèrent. Je me relevai, aidant sans faire attention Un gars à se relever. Nous nous mîmes instinctivement en cercle autour de Jad et de Louvelo, toujours inconscients. L’intention des soldats était claire. Mais les objectifs du nain étranges. On savait que le Château voulait nous tuer. En quoi cela constituait une nouveauté ?
Nous ne pûmes réfléchir plus longtemps. Ils lancèrent l’assaut.
Ils étaient plus nombreux. Une quinzaine. Nous étions quatre – en comptant Ombre – en état de nous battre. Je ne doutais pas des capacités des autres, mais nous sortions à peine d’un autre combat, et nos ennemis semblaient frais.
Je sortis le bâton de Jad de mon dos et le tins à deux mains devant moi. Ombre sortit sa dague, le nain sa hache, Un gars sa pièce-épée. Et il y eut le contact.
Instinctivement, je parai, je frappai. Mes mains guidaient mon arme improvisée de manière efficace. Mais je peinai à me débarrasser de mon adversaire, coriace. Bien plus fort que ceux que nous avions affronté jusque là. Un coup d’œil lors d’une seconde de répit m’apprit qu’Ombre s’en sortait bien, car immatérielle, même si elle peinait à les atteindre. Un gars luttait lui aussi avec beaucoup d’efficacité, il s’était déjà défait de deux ennemis. Le nain, lui progressait rapidement vers son frère, envoyant balader ceux qui lui entraver le chemin sans toujours les achever. Puis mon adversaire me retomba dessus, accaparant mon attention. Je fis un pas sur le côté, le faisant frapper dans le vide, et lui assenais un coup de bâton à l’arrière du crâne, enchainant avec un autre dans le ventre et un dernier dans la face. Il tomba à terre pour ne plus se relever.
Et je passai au suivant.
Ça n’en finissait pas. J’avais mal partout. Comment pouvaient-ils être aussi nombreux ? Peut-être en arrivait-il au fur et à mesure… D’une charge accompagnée d’un cri pitoyable, j’abattis mon adversaire. Presque égoïstement, je m’accordai deux secondes de repos avant de partir à la recherche d’un nouvel ennemi. Le PGN s’en sortait admirablement bien. Son arme percutait celle de son frère avec une puissance inouïe dans de grands bruits de métal. Et pendant qu’il affrontait son frangin, d’autres soldats l’attaquaient dans le dos. Il s’en débarrassait avec à peine un regard, ne se laissant pas distraire de son combat personnel. Ombre aussi faisait des ravages, empilant les cadavres, ne faisant pas de sentiments, tuant froidement, aussi bien les soldats que leur ombre, donc eux indirectement. Un gars tranchait, parait, transperçait, faisant un magnifique usage de son arme unique, ne cédant pas un pouce de terrain. Un rapide compte même pas fini confirma mon hypothèse. Il y avait bien plus de quinze corps à terre.
–Ne te laisse pas distraire.
Awitchakaen. Je ne l’avais pas entendu depuis un moment. A l’instant où je me faisais cette réflexion, un nouvel adversaire m’agressa. C’était reparti.
Lorsqu’il ne fut plus qu’un corps à terre, je soufflai de nouveau et constatai que les derniers duels se terminaient. Je n’avais plus personne à affronter, et je n’en étais pas mécontente.
–Il y a un truc mauvais qui arrive…
La mise en garde du Démon des rêves me mis une boule dans le ventre. Encore. N’en aurons-nous jamais fini ?
Alors que le PGN allait abattre sa hache sur son frère désarmé, une explosion le projeta en arrière.
Lorsque la fumée fut dissipée, un nouveau protagoniste était visible. Je le reconnus instantanément. Aden. Le fils aîné du Château.
-Tu ne peux pas te débrouiller sans moi ?
Sa voix m’était familière. Bien sûr, je l’avais entendue lorsque j’avais « négocié » avec lui lors du combat d’Émérence. Mais elle remuait quelque chose de plus ancien en moi, provoquant un mal de tête croissant.
La réponse du grand petit nain ne fut qu’un grognement. Il se releva, prit sa hache et se dirigea vers son frère encore à terre. Avant que l’un d’entre nous n’ait pu réagir, il lui avait placé la lame sous la gorge. Pourquoi ne le tuait-il pas ? quelque chose clochait…
–Parce que ce n’est pas ce qu’il veut. Ils ne sont pas là pour vous tuer, du moins pas tout de suite.
-Qu’est-ce que tu entends par là ?
-Leur nouvel objectif n’est pas votre mort immédiate. Ils ont autre chose à faire qui nécessite au moins certains d’entre vous.
-Qu’est-ce que…
-Tais-toi. On a peu de temps. D’ici quelques instants, la panthère de tout à l’heure va arriver et attaquer le frère du nain. Il faudra que tu attaques en même temps Aden.
-Que… comment sais-tu cela ? Tu es allé dans sa tête ? tu lui as mangé des souvenirs ?
-Disons la fois où elle avait dormi toute la journée, entrecoupé de croquettes, ça te va ? et d’ailleurs, cette panthère, c’est ton chat. Enfin, la chatte plutôt. Elle peut se transformer.
-Mais…
-Chut, elle arrive.
Je relevai discrètement les yeux. Un point noir approchait à grande vitesse. J’étais la seule à l’avoir vu. Je resserrai imperceptiblement mes mains autour du bâton.
–À mon signal… trois… deux… un… MAINTENANT !
En parfaite synchronisation avec le cri d’Awitchakaen dans ma tête, je m’élançai sur Aden, juste avant que la panthère n’atteigne les nains.
Mais Aden fit un geste de la main en direction du félin et celui-ci fut projeté avec violence en arrière. Nous entendîmes un bruit de verre brisé.
Et la poigne de fer du jeune homme s’enserra autour de mon cou avant que je ne puisse lui porter le moindre coup.
L’air n’entrait plus. Instinctivement, je portai mes mains à ma gorge, cherchant vainement à desserrer l’étreinte étouffante. Sans même un effort, il me souleva du sol et rapprocha mon visage du sien, vrillant ses yeux dans les miens.
-Tu pensais vraiment réussir ?
Manque de chance, je ne pouvais pas lui répondre. Je sentis plus que je ne vis Ombre se jeter sur lui à son tour. Mais de sa main libre, il fit un nouveau geste et un froid glacial émana de lui, faisant vaciller Ombre. D’un nouveau mouvement des doigts, il projeta le froid vers elle, la faisant hurler de douleur. D’un geste désespéré, je tendis la main vers elle et attrapai le bout de ses doigts. A cet instant, comme elle l’avait déjà fait avant, elle se rétracta pour ne plus former qu’une minuscule sphère dans ma paume. Je la ramenai entre mes deux mains et la serrai de toutes mes forces. Mais des points noirs dansaient devant mes yeux. Juste avant que je ne perde conscience, Aden desserra légèrement son emprise, permettant à un filet d’air d’entrer dans mes poumons.
-Bon, on fait quoi maintenant, Aden ?
Le frère du nain semblait s’impatienter. Le PGN marmonna des injures qui se terminèrent en un grognement de douleur. J’en poussai un similaire lorsque je percutai le sol avec violence. A terre aux pieds d’Aden, son pied posé sur la poitrine, je me dévissai le cou pour voir ce qu’il se passait, tout en tentant de reprendre mon souffle et de ne pas lâcher Ombre.
J’aperçus le nain, toujours menacé par la lame de son frère, maintenant les mains enserrées par un carcan apporté par des nouveaux soldats. Un gars était maintenu en joue par certains d’entre eux. Sa lame lui fut confisquée, redevenant une simple pièce et remise à Aden. Et ses mains furent aussi immobilisées. D’autres soldats s’étaient approchés de Jad et de Louvelo.
-Ils sont morts ?
Pour répondre à la question de leur chef, l’un d’entre eux envoya un coup de pied dans les corps des inconscients. La fille-louve poussa un gémissement ressemblant à celui d’un animal. Le coup tira un grognement faible à Jad.
-Non, chef. Encore vivants. Mais mal en point.
Aden s’accorda quelques secondes de réflexion.
-On a besoin d’un ou plusieurs d’entre eux pour servir de monnaie d’échange contre mon père… Le nain et son ami, hors de question. Ils nous ont déjà assez emmerdés. On va pas les relâcher… le grand petit nain, emporte ton frère et son compatriote au niveau -8. Tu pourras y faire ce que tu y voudras.
Je frissonnai. Je ne voulais pas savoir ce qu’il y avait au niveau -8. J’avais peur pour eux.
La botte d’Aden pesa plus fort sur ma poitrine, m’empêchant presque de respirer, et me clouant encore plus, si besoin il y avait, au sol.
-Toi, je te réserve pour moi… Il ne reste plus que les éclopés… Emportez-les. Tachez de ne pas les faire crever en route, pas sûr que ma génitrice accepte des cadavres…
Les soldats se mirent en route. Le nain et Un gars furent conduis, bien encadrés, d’un côté de la pièce. Jad et Louvelo furent entravés à leur tour – quoi que le risque n’était pas bien grand – et trainés de l’autre côté. Les larmes me montèrent aux yeux. Tout était perdu. Même Awitchakaen s’était tu. Ils allaient mourir. Et moi… qu’allait-il m’arriver ?
Il se pencha, me rattrapant la gorge d’une main et me soulevant encore une fois du sol. De l’autre, il ramassa le bâton de Jad et le soupesa.
-Allez… viens. On descend au cachot, voir mon frère. On va passer du bon temps… comme lorsque je t’ai tatoué ces marques… Peut-être recommencerais-je ? Mais ne t’inquiètes pas… tu vas souffrir…
Comme si j’avais la folle inquiétude que tout se passe bien pour moi… Attend… Qu’est-ce qu’il venait de me dire ? C’est lui qui… m’avait marquée ?
Sur cette conclusion, je perdis conscience, trainée sur le sol en direction des cachots, le corps parcourut de décharges douloureuses et les poumons en feu.