Ou le corridor d’où je sortis couverte de bleus en ne faisant « que » marcher.
Encore une fois, la seule source de lumière disponible était Edel. Edel, mon précieux enfant de lumière qui avait réussit à passer la porte dans notre fuite du Laboratoire des Mystères. Que ferais-je sans lui ? Il m’accompagnait depuis pratiquement le début de mon aventure dans ce château maudit et je ne donnerais pas cher de ma santé mentale s’il n’avait pas été là. Sans parler que je m’y étais attachée, à ce petit bonhomme lumineux volant. Je n’avais aucun doute que je serais dévastée s’il lui arrivait quoique ce soit. Et je ne pouvais que remercier sa présence qui me permettait de voir dans les pièces telles que celle-ci. La pièce en question, ou devrais-je dire le couloir en question, s’enfonçait dans l’obscurité avec ses murs gris. Aucun danger imminent en vue, je relâchais mon souffle et voulus tourner la tête vers Edel. Si ce minable scientifique lui avait fait du mal…
Mon corps ne m’obéit pas. Mon regard resta figé un instant sur le couloir tandis que la lumière d’Edel vacillait avant que l’ensemble de mon corps se mette en mouvement. Avant de savoir comment, je percutai le sol dans un nuage de poussière. Je m’étais effondrée comme un pantin désarticulé dont j’avais perdu le contrôle. Avant même que je puisse tenter de faire quoique ce soit, je m’agitai – plutôt mon corps à vrai dire – et je percutai violemment le sol et les murs. Je luttai contre ce moment avec une intensité qui m’aurait fait grincer des dents si je le pouvais. Je ne récoltai que des bleus.
Au bout de quelques minutes, je me retrouvais face à face avec Edel, moi allongée sur le sol et lui flottant étrangement la tête en bas. Nos membres étaient écartés ou repliés sans sens particulier. Lui aussi devait subir cette perte de contrôle. Au moins, il ne semblait pas avoir trop souffert, ses tâches vertes commençant à s’estomper. J’ouvris la bouche pour demander à Edel comme il se sentait, ou, du moins, je tentai d’ouvrir la bouche. Bien entendu, aucun son ne s’échappa de mes lèvres définitivement hors de mon contrôle, mais celles d’Edel furent prit de mouvement. Edel, qui ne pouvait pas parler, et qui n’essayait même pas.
Que se passait-il ?
Je voulus me relever et je vis Edel basculer vers l’avant alors que mon corps rencontra une nouvelle fois la pierre froide et grise du plancher des vaches.
Pourquoi ? Pourquoi Edel semblait faire les mouvements que j’étais sensé faire et …
Et si je contrôlais le corps d’Edel ? Et dans ce cas-là… si c’était lui qui contrôlait mon corps ?
Les yeux toujours ouverts – je les aurais bien fermer lors de ma chute, mais cela m’était refusé – je vérifiai que je n’allais pas me prendre trop de coup : Si ma théorie était juste et que je le faisais avancer, il risquait contrer. En l’occurrence, de me plaquer encore plus contre le sol. Le risque était acceptable. J’entrepris donc de faire avancer Edel juste au-dessus de moi. Mon corps essaya vainement de s’enfoncer dans la pierre.
C’était laborieux mais ça marchait. Le corps d’Edel réagissait à ce que je pensais. Un autre problème se posait : Comment lui faire comprendre ? Il devait me laisser diriger son corps et il devait diriger le mien, pour qu’on aille à la recherche d’une porte. Une autre porte, hors de question de retourner dans ce laboratoire.
Je déplaçai maladroitement Edel, son corps ne réagissant pas comme le mien. L’emprise de la gravité était différente, la taille de ses membres n’était pas la même non plus. Il en résultait de grands gestes désordonnés de sa part – et quelques-uns de la mienne. On finit par se regarder mutuellement, lui flottant au-dessus de moi. A lui de comprendre ce qui se passait.
Au bout d’un temps relativement court, Edel semblait avoir compris ce qui se passait. Il testa quelques mouvements – ma main s’agita mais de façon plus maîtrisée qu’auparavant. Et au bout d’un temps quelque peu plus long, nous étions debout, face à face et dos aux murs. Nous commençâmes une étrange marche en crabe qui nous permettait de garder le visuel sur le corps de l’autre – le corps qu’on contrôlait.
Le début fût difficile mais nous gagnâmes progressivement de l’assurance. Et c’est ainsi que nous franchîmes une ligne rouge qui semblait peinte sur le sol.
Bien sûr, une ligne rouge ne pouvant pas être simplement là pour la décoration, ma vision changea, mes sensations aussi.
Je …flottais. La sensation était étrange. Le sol avait disparut sous mes pieds, il ne me retenais plus. Il y avait une espèce de force autour de moi, qui me maintenait. Elle semblait venir de nul part et de partout autour de moi. Comme si je baignais dedans. En face de moi, se trouvait moi. Je pouvais distinguer les traits fatigués de mon visage grâce à la lumière que j’émettais – sensation étrange, comme une chaleur qui s’échappait de moi. J’avais plus ou l’air d’une folle, avec mes cheveux emmêlés, à moitié dressés sur ma tête et plein de terres, mes cernes soulignant mes yeux écarquillés, ma peau blanchâtre marquée de bleus et de trainées noires. Mes vêtements étaient déchirés, sales, d’une couleur indéfinissable. Je pouvais comprendre que l’autre scientifique ne voulait pas me croire. Et, pour le coup, je ne comprenais pas pourquoi Loïs m’avait aidée.
Bon, apparemment, maintenant, j’étais dans le corps d’Edel ou du moins j’avais les sensations et la vision d’Edel. Mais quel corps je maîtrisais ? Je levai le bras. Et c’est mon corps – mon corps d’ Adélaïsérika – qui répondit. Le mien – celui d’Edel – agita le pied. Une question de résolue. Par contre, c’était toujours autant bizarre d’agir sans avoir le feedback de son corps. On échangea un regard avec Edel et je lâchai un « bon, c’est reparti », juste pour le plaisir de parler, d’entendre ma voie, de retrouver cette liberté d’expression à laquelle je m’étais attachée sans m’en rendre compte.
Notre cheminement reprit, ainsi que les déséquilibres – qui s’atténuèrent au fur et à mesure de notre progression. Et bien sûr, nous rencontrâmes une nouvelle ligne rouge, plus large que la précédente. Je la fis franchir à mon corps – piloté depuis Edel – en premier. Et par miracle, je retrouvai mon corps – et son contrôle ! Un regard vers Edel m’appris que lui aussi.
Je me touchai le visage. Ça faisait du bien, de se sentir « soi-même ». J’éclatai de rire. Quel bonheur de ressentir son corps, sentir ses muscles se contracter, sa peau s’étirer, de sentir son cœur battre, de sentir ses mouvements. J’avais l’impression de vivre, de revivre. Sentir l’air s’échapper par sa bouche, par son nez, entendre sa voix.
Et Edel franchit la ligne rouge, occupé lui aussi à virevolter de bonheur.
Et je perdis de nouveau le contrôle de mon corps, chutant brutalement contre la dalle.
Et notre étrange cheminement reprit.
Nous alternions, à chaque franchissement de ligne rouge, de « poste de contrôle » et de corps à contrôler. Nous ne nous retrouvions dans nos propres corps qu’en nous tenant de part et d’autre de la ligne. Nous en profitions pour manger un peu – merci à au sac d’abondance – et nous reposer, ainsi qu’échanger quelques mots.
Et puis, au bout d’un temps incertain, le couloir se retrouva fermé par une porte.
La porte s’ouvrit dans un crissement. Nous nous alignâmes devant l’ouverture et la franchîmes d’un même mouvement.
Autrice : Ailes d’Anges (Aile 1) sous le pseudo « AngeLune »