Pièce n°1851
Écrite par Lev
Explorée par Alden
— Monsieur ? Monsieur ?
Je suis pieds nus, et le sol est froid. C’est la première sensation qui me traverse l’esprit alors que je reviens à moi.
— Monsieur ? Vous allez bien ?
Devant moi, une femme me toise, l’air pincé, les mains posées sur ses hanches. Tirée à quatre épingles, elle porte un ensemble noir impeccable et de très hauts escarpins, noirs eux aussi. Elle se tient à distance et a élevé la voix, plus fort qu’il n’eût été nécessaire, pour m’adresser la parole.
Je cligne des yeux. J’ai l’impression que je viens de sortir la tête de l’eau. Je ne sais pas où j’étais un instant auparavant, mais je suis certain que ce n’était pas ici.
Je me trouve dans un endroit que je ne reconnais pas, un vaste hall lumineux au sol brillant. Au-dessus de ma tête, une imposante coupole de vitraux peints, ornée de motifs floraux en fer forgé, surmonte la pièce. Elle est coiffée d’une lanterne métallique qui jette une lumière dorée sur les balustrades des étages supérieurs.
Au rez-de-chaussée, le hall est quadrillé de larges comptoirs et de vitrines rutilantes. Et, disposés avec soin sur les comptoirs, soieries, popeline et passementerie, tulles et paillettes et rubans en taffetas. Des mannequins de vitrine aux formes élancées, installés dans les rayons, sont vêtus de grands manteaux de velours, de dentelles frissonnantes, de jupes en satin plissé, de fourrures et de cachemires et de laines éclatantes de couleur. Autour de tout cela, un flot ininterrompu de clients naviguant habilement entre les étalages, un bourdonnement assourdissant de voix, de transactions marchandes, de tringles soulevées et reposées, de rires élégants, du claquement des talons sur les dalles.
J’ai très mal à la tête, une douleur si aiguë que j’ai l’impression que mon crâne va imploser, que j’en ai presque le souffle coupé. Les lumières et les sons me pénètrent comme des milliers d’aiguilles chauffées à blanc.
— Monsieur, je regrette, mais vous ne pouvez pas rester là.
Je me redresse. La femme se trouve entre moi et un monumental escalier à double révolution, orné de ferronneries élégantes qui rappellent les motifs de la coupole. Elle s’est avancée, non sans hésitation.
Un attroupement s’est formé autour de nous. Je décèle, dans les regards posés sur moi, un troublant mélange de pitié et de répulsion. J’ai envie de me laisser tomber au sol et de me recroqueviller sur moi-même, la tête dans mes genoux, de ne plus jamais bouger. La réflexion la plus sommaire me demande un effort considérable. Je ne sais pas ce que je fais là. J’aimerais partir. Il me semble que j’ai pleuré : mes joues sont humides de larmes.
La femme, de plus en plus embêtée, semble attendre une réponse de ma part. Désorienté, abruti par la douleur, je fais un pas saccadé en sa direction, ce qui la fait esquisser un mouvement de recul. Je n’ai pas fait un mètre qu’on m’empoigne par le bras et on me tire sèchement en arrière.
— Il va falloir nous suivre, maintenant.
L’homme qui m’a saisi le bras gauche est rapidement rejoint par un autre, qui attrape mon bras droit. Tous deux portent un uniforme sombre, orné, au niveau de la poitrine, d’un badge métallique que je n’arrive pas à identifier.
Je n’ai ni la force ni la volonté de résister, et je me laisser traîner sans protester vers les escaliers. Je découvre, à ma grande surprise, que les marches en marbre s’animent d’elles-mêmes, nous portant vers l’étage supérieur sans que nous ayons à faire le moindre pas. Les hommes qui m’escortent semblent insensibles à ce fait prodigieux. Pour ma part, le mouvement fluide des marches sous mes pieds me donne le vertige, et je ferme un instant les yeux pour ne pas perdre connaissance.
À l’étage, la foule s’écarte pour nous laisser passer. On me jette des regards curieux et désolés mais nous faisons, à nous trois, moins scandale que moi seul il y a un instant. J’imagine que les choses sont rentrées dans l’ordre pour eux car me voilà interpellé par des garants de la tranquillité des personnes : je disparais de leur vue et bientôt ils m’auront oublié.
Alors que nous nous enfonçons plus loin dans l’étage, je jette un dernier regard, par-dessus la balustrade, à travers la coupole au plafond. Dehors, la nuit s’est déjà installée, noire et accablante.