Pièce n°1865
Écrite par Alké
Explorée par Alké
Non sans soulagement, les mains couvertes d’ampoules et les pieds d’épluchures, je passais dans une pièce très différente de la précédente, d’abord par sa luminosité. Je clignais des yeux à plusieurs reprises. Il y avait de l’agitation, par ici. Des personnes en livrée verte s’activaient à déplacer des tableaux aussi grands qu’elles, comme pour préparer une exposition. Mais je ne pensais pas me trouver dans un musée, car il flottait dans l’air une forte odeur de vinaigre, et le sol était carrelé comme celui d’une cuisine. En fait… Je regardais autour de moi sans pouvoir déterminer la fonction de cette pièce. En face, une baie vitrée donnait sur un jardin. À ma gauche, une majestueuse étagère en bois accueillait des rangées de bocaux ; à ma droite, des natures mortes était accrochées au mur. Et au centre de la pièce… une table de cuisine où trônait un bocal de cornichons illuminé par le soleil.
— Mademoiselle, s’il vous plait, vous gênez le passage !
Je m’écartai en bredouillant des excuses pour laisser la place à deux personnes chargées d’un tableau figurant un cornichon particulièrement boutonneux. Elles accrochèrent le tableau par-dessus le trou par lequel j’étais entrée, puis celle qui m’avait alpaguée se tamponna les ailes du nez avec un mouchoir brodé.
— Il n’y a plus qu’à inverser ces deux-là et ce sera fini !
Et elle se dirigea vers des tableaux voisins tandis que sa collègue marmonnait quelque chose à propos d’étiquettes à remplacer à cause du fusionnement de certains ministères. Toute cette scène n’avait strictement aucun sens à mes yeux jusqu’à ce que je remarque, sous le tableau venant d’être accroché, un rectangle blanc où étaient imprimés les mots « Ministre de l’Intérieur ». J’allais au tableau suivant, un cornichon qui, curieusement pour moi qui d’habitude salive rien qu’à l’idée d’en grignoter un ou deux avec mes pommes de terre, ne me faisait pas du tout envie. On aurait dit qu’il était avarié. Dessous, le panneau indiquait : « Garde des Sceaux ». Quelqu’un avait astucieusement rayé sceaux et écrit sots en dessous. Ce gouvernement ne semblait pas faire l’unanimité. Je passais rapidement en revue les autres portraits : tous se ressemblaient, cornichons peints à la verticale sur fond noir. Seul le président se démarquait un tant soit peu avec une couronne de laurier. Mais c’était lui aussi un cornichon.
Je m’approchais alors de l’étagère. Les bocaux qui y étaient stockés avaient tous une petite étiquette. On lisait par exemple :
Gouvernement mai 2022 — janvier 2024
Composition : cornichons, vinaigre d’alcool, eau, graines de moutarde jaune,
feuilles de laurier.
Je remarquais que les ingrédients variaient légèrement d’un bocal à l’autre. Parfois, il y avait de petits oignons blancs ou des clous de girofle. Certaines années, on avait oublié d’ajouter de l’eau. Ou bien on avait précisé « saveur aigre-douce ». J’étais donc face aux archives d’un étrange pays.
Devinant que le bocal situé sur la table devait abriter le gouvernement actuel, je voulus m’en approcher, mais un homme en tablier m’arrêta avec une grimace.
— S’il vous plait, n’y touchez pas. On a eu beaucoup de mal à les enfermer là-dedans, c’est méchant, ces bestioles…
Je haussai les sourcils, étonnée, mais une autre question me préoccupait.
— Ce sont toujours des cornichons ? demandai-je en désignant l’étagère. Vous ne nommez jamais de carottes ou de navets ?
Il me regarda avec un air mi-stupéfait mi-désespéré.
— Oh, si ça ne tenait qu’à moi, c’est sûr que je préfèrerais des navets… Les cornichons, à force, ça me donne la nausée.
Effectivement, il avait le teint olivâtre, pour ne pas dire cornichonâtre. Je hochai la tête avec compassion. Il poursuivit en baissant la voix :
— Mais pour vous dire toute la vérité, je suis plutôt partisan d’un changement de régime, comme la plupart des jardiniers. Une bonne salade de tomates, vous comprenez ?
Il me fit un clin d’œil. Je n’étais pas sûre de saisir mais je lui souris. L’odeur de vinaigre me montait à la tête. Je lui demandai naïvement s’il n’avait pas d’autres graines à disposition.
— Si, bien sûr, mais ce n’est pas autorisé de les utiliser pour faire pousser le gouvernement.
Le problème semblait sérieux. Je réfléchis.
— Et si vous laissiez pousser un peu plus longtemps les cornichons ? Ça donnerait des concombres, ce serait peut-être mieux, moins piquant.
Il me jeta un regard ébahi.
— Des con… Vous êtes sûre ?
Et tandis que nous continuions à discuter, il m’entraîna vers son potager, de l’autre côté de la baie vitrée.