L’ÉPLUCHE-PIÈCE
L’ÉPLUCHE-PIÈCE

L’ÉPLUCHE-PIÈCE

Pièce n°1863
Écrite par Alké
Explorée par Alké

Mon couteau serré dans la main, je pénétrai dans une pièce aussi ronde qu’orange. Le sol était particulièrement glissant et inégal ; il paraissait fibreux, comme la chair d’un potiron. Mais je ne voulais pas croire ce que je voyais. Il y a longtemps que les citrouilles ne se transforment plus en carrosses.

Au milieu de la pièce, suspendue au plafond, une vieille lanterne jetait des lumières affolées de tous côtés. Sa chaleur ne parvenait pas à dissiper la moiteur de l’air. Je baissais ma garde. Il n’y avait rien, ici. Ni meubles, ni planches à découper, ni monstres à réduire en purée.

Je m’approchai de la lumière pour examiner le couteau dont j’avais hérité dans la pièce précédente. À l’instant où j’avançai, une voix retentit – pas métallique comme la dernière fois, mais roucoulante, joyeuse.

Pour sortir, il faut m’agrandir.
Pour manger, il faut m’éplucher.

En fait, c’était une chanson que la voix reprenait en boucle. J’étais tellement heureuse d’entendre un peu de musique – ce n’était pas arrivé depuis le début de mon périple – que je ne fis pas tout de suite attention aux paroles. Agrandir ? éplucher ? mais quoi donc, la pièce ?

Je fis inutilement le tour du propriétaire. Il n’y avait aucune issue visible. La fente par laquelle j’étais arrivée s’était refermée. À sa place était apparue une trappe minuscule qui devait donner sur le vide-ordures. Je devinais que les épluchures que j’y avais croisées n’étaient autres que le résultat du travail de précédent·es explorateur·ices tombé‧es dans le même piège que moi. Le château espérait donc exploiter ma force de travail pour gagner… quoi ? quelques centimètres carrés d’espace habitable ? (Combien vaut le centimètre carré à l’intérieur du château ?) Soit, je n’avais pas vraiment le choix… Je cherchai la meilleure façon de positionner mon couteau sur la paroi pour tailler dans le vif. Quelle épaisseur devais-je retirer pour accéder à une autre pièce ? y avait-il un endroit stratégique ? La petite chanson tournait toujours et j’avais du mal à m’entendre penser.

J’appris vite que la lame courbe de mon couteau était parfaite pour retirer de fines lamelles ou quelques filaments de courge ; par contre, impossible de l’utiliser pour enlever un gros bout. Même en coupant en biais, quelque chose résistait. J’imagine que ç’aurait été considéré comme de la triche.

Tandis que je me résignais donc à éplucher une portion du mur façon boustrophédon, je remarquais que la voix s’était tue. Je n’entendais plus que les raclements du couteau sur la chair de la courge. À quelle espèce de cucurbitacée avais-je donc affaire ? une citrouille de conte ? un potiron OGM ? un giraumon miraculeusement centenaire ? Probablement une variété de cucurbita maxima, en tout cas.

Je n’avançais pas vite et regrettai amèrement d’avoir choisi cette lame courbe au lieu de l’épluche-légumes. Si je devais peler la totalité de la courge-pièce, j’en aurai pour des jours, voire des semaines. J’aurai largement le temps de mourir de faim ou de soif avant d’en arriver là… Dépitée, je donnai des coups de couteau rageurs au hasard dans la paroi, mais cela ne servit qu’à coincer ma lame et il me fallut plusieurs minutes pour la déloger. Pestant tout à la fois contre les jardinier‧es, les fées marraines et les coutelier‧es, je me remis au travail.

Il s’écoula un temps qui me parut infini. Je songeais aux pommes de terre épluchées par Delphine Seyrig dans Jeanne Dielman. Mes doigts chauffaient sur le manche du couteau et toujours aucun signe de porte. Le rectangle que j’épluchais aurait bientôt un demi-pouce de profondeur. Je décidai que j’avais bien mérité une pause. La petite chanson reprit aussitôt pour m’inciter à continuer mais je l’ignorais.

Je fis jouer mes articulations, me saisis d’un crayon et notai à la suite de mes précédentes observations : « cucurbita maxima (?), var. inconnue, fruit à chair orange très fibreuse, sphérique, 2,5 m. de rayon min. ». Il me manquait des informations précieuses pour compléter ma description et je me maudis de n’avoir pas fouillé le compost rencontré plus tôt. J’y aurais peut-être déniché des graines géantes. Quel butin ç’aurait été !

Pour sortir, il faut m’agrandir.
Pour manger, il faut m’éplucher.

Mon ventre gargouilla comme en réponse à la petite chanson lancinante. Je me demandais comment interpréter le deuxième vers. Cette courge était-elle comestible ? Et même : était-elle comestible crue ? Mon expérience m’avait appris la prudence avec les cucurbitacées. Je ne pouvais pas me permettre de m’intoxiquer alors que j’étais seule et perdue au beau milieu d’un château labyrinthique. Cependant…

Mais je ne voulais pas écouter la petite voix qui me disait que la nourriture ne se trouvait sans doute pas facilement dans le château et que j’avais là une occasion unique de servir à la fois la science et mon estomac. Je fis un tas avec les épluchures, les envoyais de l’autre côté de la trappe, et me remis à la tâche pour m’empêcher de penser davantage.

Planter la lame légèrement en biais. Tailler un long filament en conservant la même profondeur. Recommencer en sens inverse pour retrouver mon point de départ. Quand j’en avais assez, je me servais de la courbure de la lame pour dessiner des motifs un peu différents dans la chair, des lunes, des virgules, des parenthèses. Malheureusement, au bout d’un certain temps, mes gestes étaient devenus si mécaniques que mon cerveau recommença à mouliner. Elle sentait plutôt bon, cette courge, non ?

Je finis par céder et portait un petit bout d’épluchure à ma bouche. Il avait le même goût que les patates douces crues, mais avec un petit quelque chose en plus. Une légère saveur de châtaigne. Somme toute, c’était agréable. Oubliant toute prudence, je mastiquais tout un tas d’épluchures en prenant des notes, et me remis de nouveau au travail après une courte sieste, l’esprit plus joyeux.

Quelques dizaines de minutes plus tard (ou quelques heures, comment savoir ?), les doigts pleins d’ampoules, je perçai enfin un trou dans l’écorce de la courge. De l’autre côté, il y avait de la lumière et des bruits de pas.

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