Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA PIÈCE DE MA TÊTE, LA PIÈCE RÉELLE, LE PASSAGE DE LA PRISON
LA PIÈCE DE MA TÊTE, LA PIÈCE RÉELLE, LE PASSAGE DE LA PRISON

LA PIÈCE DE MA TÊTE, LA PIÈCE RÉELLE, LE PASSAGE DE LA PRISON

le petit grand nain as le petit grand nain

Le raclement métallique me brise une dernière fois les tympans, et je perds connaissance.

« Crôôôôak, Crôôôôak… »

Ma tête me fait toujours mal, mais la douleur s’est atténuée. Je vois des corbeaux qui tournoient autour de moi, et une grande tour noire à quelques dizaines de mètres. Un paysage dévasté, comme après une grande bataille, mais aucun cadavre, heureusement… Le croassement des corbeaux est le seul bruit.
J’observe plus en détail la tour sombre, le seul relief dans les environs : elle ne semble pas vraiment naturelle, mais elle n’a pas non plus l’air d’être l’œuvre de l’homme, ni d’une civilisation connue. C’est une sorte de pyramide telle que celles des égyptiens, mais elle est beaucoup plus fine, beaucoup plus haute, et aucune aspérité n’est visible sur les bords. Elle est d’un noir totalement uni, comme les corbeaux qui m’environnent.
Je retrouve avec étonnement par terre dans une besace mes affaires habituelles, dont j’ai le souvenir de les porter presque tout le temps : une panoplie complète de haches de toutes tailles et formes, un matériel de campement qui ferait saliver les scouts les plus aguerris, et une fronde. Mais en fouillant plus avant dans le sac, je sens quelque chose au fond d’une poche. Je le sort.
C’est un petit anneau doré.

« Crôôôôak ! Crôôôôak ! Crôôôôak ! »

Les corbeaux se précipitent tous en hurlant vers moi. Je lâche l’anneau, attrape une des plus grandes haches et me mets à faire de grands moulinets dans les airs pour les éloigner. Tout en les maintenant à distance, je me penche sans les quitter des yeux et me saisit de l’anneau. Au moment précis où je le mets dans ma poche, les corbeaux se figent. Le sommet de la tour émet un bref éclat lumineux, et les corbeaux…
Oh, non.
Les corbeaux entament une rapide métamorphose : d’abord, leurs becs s’allongent, puis leurs plumages s’éclaircissent, leurs ailes s’élargissent et leurs yeux deviennent plus fins. En quelques secondes, je ne suis plus entouré de corbeaux, mais d’aigles.
Mais ce n’est pas fini… Les rapaces grandissent encore, leurs griffes deviennent plus pointues, leurs têtes ressemblent de moins en moins à celles d’oiseaux normaux. Et je me retrouve donc seul, armé d’une hache, encerclé par une dizaine de griffons qui semblent très agressifs. Deux d’entre eux décollent et partent en direction de la tour. Les autres se placent autour de moi de manière à ne me laisser aucune chance de m’enfuir. Je les compte rapidement, et tente de trouver un moyen de m’en sortir, un moyen subtil, une ruse.
Je n’en trouve pas.
Je jette la grande hache à terre et me précipite sur les hachettes de lancer qui dépassent encore du sac. J’envoie la première sur le volatile le plus proche de moi, et lui tranche net une patte. Les autres s’envolent immédiatement, et commencent à surveiller mes moindres gestes de leurs yeux perçants. Je n’en aurais pas d’autres par surprise. Je ramasse deux autres haches de lancer, et fait un rapide calcul : il me reste, en comptant celles que je tiens dans mes mains, cinq hachettes, et les griffons sont encore huit ; en supposant que je réussisse tous mes lances, il me resterait trois griffons à vaincre avec mon autre hache, sans compter que les deux qui sont partis vont sans doute revenir avec des renforts.
Je sais de toute façon que je ne réussirais pas tous mes lancers, car les griffons ont des réflexes remarquables… J’ai eu beaucoup de chance de vaincre le premier. Celui-ci est toujours au sol, sa patte tranchée l’empêchant d’avancer et de décoller. Je décide d’agir, avant qu’il ne se remette et réussisse à me porter un coup en traître. Je ne peux pas l’achever, car cela me ferait tourner le dos à plusieurs des animaux ; j’ai déjà du mal à être constamment en mouvement, à tourner sur moi-même pour ne pas me faire surprendre, sans perdre l’équilibre, ce qui me ferait à coup sûr mourir.
Je me tourne brutalement et projette mes deux haches sur les deux ailes d’une des créatures. Sans prendre le temps de vérifier si j’ai touché ma cible, je frappe du pied sur une autre des haches, l’envoie en l’air et la saisit au vol. Je fais un bond sur le côté, juste à temps pour éviter un des monstres, puis saute en l’air. Un des griffons passe en trombe sous moi. J’atterris sur son dos, dirigé vers ses plumes arrières, et assène ma hache à l’aveuglette derrière moi. Je dois avoir visé juste, car le rapace pique soudain vers le sol, mais étant du mauvais côté du griffon, je ne peux pas non plus voir l’étendue des dégâts. Je saute à bas de ma monture et jette ma hache de lancer vers un griffon qui se dirige vers moi.
Je rate ma cible.
J’évite de justesse celui qui se précipite sur moi, puis observe la scène. Le griffon que j’avais visé a dû éviter mes projectiles, car aucun n’a de blessures aux ailes. L’un d’eux est à terre, la tête en sang, mais il y en a encore six qui me regardent d’un air menaçant, et moi je n’ai pas d’arme.
Six griffons ? Mais il aurait dû en rester sept…
Je fais volte-face, mais trop tard : je suis cloué au sol par d’immenses griffes. Le griffon qui m’a attrapé par derrière semble savourer sa victoire, puis il lève le bec pour en finir. Alors, j’ai un réflexe qui me sauve la vie : je mets la main dans ma poche.
Poche dans laquelle j’ai mis ma fronde et les munitions qui vont avec… Je prends une lourde pierre et l’abat au visage de la bête. Celle-ci se cabre, et ses serres manquent me déchiqueter ; mais je suis encore vivant, et c’est ce qui compte.
Maintenant, il va falloir le rester.
Je prends aussi ma fronde et ajuste la pierre dans le morceau de cuir. Je la fait tournoyer autour de ma tête pour dissuader les oiseaux d’attaquer, puis je me retourne et lance la pierre dans la tête de mon ancien agresseur, qui s’effondre en râlant. Je saisis une autre pierre. Plus que six à tuer.
J’arme à nouveau la fronde. Le sifflement de la pierre qui fend l’air retentit de plus en plus fort, et je ferme un œil pour mieux viser…
L’un des volatiles pousse un grand cri. Sans que j’aie le temps de comprendre quoi que ce soit, tous les griffons se précipitent vers moi en hurlant. Je lâche un pan du morceau de cuir de ma fronde, et la pierre fauche un de mes assaillants au vol : il s’effondre lourdement, laissant derrière lui une grande traînée poussiéreuse. Et les cinq autres arrivent sur moi.
Je fais volte-face, et je cours. Je cours plus rapidement que je ne l’aurais cru possible, animé d’une volonté de survivre plus grande que tout. Les bêtes gagnent du terrain à chaque seconde. J’opère un brusque changement de direction, et me rapproche de ma besace, espérant atteindre mes haches… Je me jette à plat ventre sur le sol pour éviter le premier de mes poursuivants, qui passe en trombe au-dessus de moi. Je me relève immédiatement et me remet à courir. Au moment précis où le griffon suivant s’apprête à me saisir, je fais un bond et me retrouve à terre, attrape la plus grande des haches et tranche net la tête du griffon le plus proche.
Aussitôt, les autres reculent, déçus. Un seul d’entre eux persiste à m’attaquer, mais j’ai une arme plus grande, ce qui me permet de l’éloigner de moi et d’anticiper ses coups. J’ai à nouveau une chance de survie. A quatre contre un, mes chances peuvent sembler bien faibles, mais les nains sont coriaces, et la volonté de retrouver ma mémoire me pousse à rester en vie envers et contre tout, et semble améliorer mes capacités physiques et intellectuelles : je réfléchis plus vite, mes réflexes sont augmentés, je cours plus vite… Autant de choses qui peuvent faire la différence.
J’ai lâché ma fronde et mes hachettes de lancer sont trop loin de moi, je vais devoir me battre au corps à corps. Les griffons hésitent à m’attaquer maintenant qu’ils m’ont vu à l’œuvre avec une hache et c’est peut-être ma chance. Je vais essayer de les vaincre un par un. Je saisis ma hache par l’extrémité et je tourne sur moi-même, fendant l’air de ma lame. Ils reculent tous, et j’arrête d’un coup ma rotation pour me précipiter sur l’un d’entre eux.
Mais celui-ci l’avait prévu. Il dévie mon premier coup, le deuxième aussi, et c’est lui qui porte le troisième. Je saute en arrière, et j’aperçois l’ombre d’un autre derrière moi… Je me retourne et lui assène un coup dans la gorge. L’animal pousse un cri de douleur, et lance plusieurs coups à l’aveugle devant lui ; mais je ne suis plus là. Son congénère encaisse tous les coups à ma place, et l’un d’eux l’atteint en plein dans l’œil. Deux de plus hors de combat. Les deux derniers s’écartent de moi en grognant, mais ils préparent sans doute un ultime assaut.
Machinalement, je glisse ma main dans mon autre poche, celle qui ne contient pas la fronde, celle dans laquelle j’ai mis l’anneau. Et je prends l’anneau. Et je le sors.
Alors, et j’aurais dû m’y attendre, les deux griffons recommencent à se métamorphoser. De corbeaux ils sont devenus aigles, et d’aigles sont devenus griffons, mais griffon n’était certainement pas le stade le plus haut… Le temps que je comprenne que c’est l’anneau qui est responsable de la transformation et que je le remette dans ma poche, ce sont deux dragons qui se tiennent devant moi.
Là, je suis mort. Comme il ne me reste aucune issue, je passe l’anneau à mon doigt, simplement pour voir quels autres pouvoirs il recèle.
Et là, non, je ne deviens pas invisible. Une onde de choc sort de mon doigt, et les deux dragons sont pulvérisés.
Aussi simple que cela. Un combat acharné dans lequel j’ai plusieurs fois failli mourir et qui m’a complètement vidé de mes forces, alors que j’aurais pu gagner d’un simple geste banal.

Après avoir récupéré toutes mes armes, je me dirige vers la seule différence notable avec l’ensemble du paysage : la grande tour noire. Les autres griffons-dragons ne sont toujours pas revenus, mais le risque existe toujours, et j’ignore si le pouvoir de l’Anneau fonctionnera encore contre eux… De toute façon, je dois avancer.

Alors j’avance. Des heures durant. Je marche inlassablement et sans me soucier de ma fatigue et des douleurs que j’éprouve aux pieds, je marche en espérant seulement que mon avancée servira à quelque chose. Et la tour ne semble pas se rapprocher…

Au bout d’un certain temps, je finis tout de même par avoir l’impression que le bâtiment est moins loin. A partir de là, ce n’est qu’une question de temps avant que je ne débouche, au détour d’une butte, la porte de la tour, à quelques mètres de moi.
Et j’entre. L’intérieur est exactement identique à l’extérieur : noir, lisse, immense. Mais moins vide. Les deux griffons, qui n’ont pas l’air d’avoir subi la transformation, m’observent d’un air menaçant, flanqués d’une petite troupe de gobelins. Entre les deux griffons se dresse un personnage imposant et inquiétant. Il porte un grand manteau noir qui lui atteint les pieds, une sorte de bandeau de métal autour des yeux, un grand casque surmonté de ce qui pourrait être une coiffure punk, mais entièrement métallique et apparemment très pointue. Sa peau est tatouée d’armes blanches de toutes sortes, et ses gants noirs sont surmontés à chaque doigt d’une bague en diamants chaque fois différents, sauf sur les pouces, où les gants en tissu laissent place à des pointes acérées en acier. Et il flotte à un mètre du sol.
Je ne suis pas vraiment rassuré… Le personnage me sourit, mais son sourire n’a pas l’air réel, et pour cause : quand il ouvre la bouche, j’aperçois sa gencive. Toute en métal. Et sa voix sifflante et métallique me propage une sensation de froid à travers le corps.
-Un aventurier ? Ça ? N’importe lequel de mes gobelins a plus de prestige et d’allure que ce nain ! »
-Eh bien, si vos gobelins sont aussi forts que vos oiseaux, je lui souhaite bonne chance ! » je répond pour me donner une contenance.
-Bah ! » crache-t-il. « Tu ne sais même pas où tu es ! Tu ne connais plus ton nom, tu ne sais pas qu’est-ce qui t’a poussé à venir dans le Château et tu ne sais d’ailleurs pas au juste ce qu’est le Château… Je pourrais t’expédier d’une simple pichenette, mais on m’a chargé de te donner quelques explications.
-D’une pichenette ? Je voudrais bien voir ça… »
-Comme tu veux », dit-il. Le bandeau métallique qui cercle ses yeux commence à rougir, puis une décharge électrique en sort avant de se diriger au bout de ses doigts. Il bouge en lévitant, il semble glisser sur l’air… En une fraction de seconde, il m’atteint et me touche de son doigt. Je ressens un choc d’une violence inconnue mais il semble me maintenir en place ; autrement, je serais projeté en arrière… Il relâche son étreinte, et la douleur me frappe de plein fouet.
Je m’effondre en hoquetant. Mon ennemi a déjà regagné sa place. Je me relève, mais je suis encore plus terrorisé qu’avant. Il reprend la parole.
-Alors, pour commencer, mon maître n’est pas le Château, mais quelqu’un qui a juré sa perte. Quelqu’un qui gagnerait énormément à s’allier avec des explorateurs comme vous, en fait. Mais il ne vous fait pas suffisamment confiance, car tant des vôtres sont morts en explorant ce Château, et même souvent dès la première pièce, comme cela aurait été votre cas sans l’intervention miraculeuse de cet autre explorateur. Nous suivons de près tout ce qui arrive à chacun des explorateurs actuels : nous savons par exemple que ce Un gars, qui vous avait sauvé, a rencontré votre frère, le grand petit nain, un être méprisable et cruel, comme moi, en somme. Ou alors que l’un des plus vieux explorateurs, qui a survécu dans le Château de nombreuses années, a failli découvrir le plan de ce maudit bâtiment, mais… Le Château est prudent, et il s’est arrangé pour que cet explorateur oublie tout. Mais nous reprenons espoir : la nouvelle vague d’explorateurs qui est arrivée est constituée de personnes aux pouvoirs impressionnants, et nous avons de bonnes raisons de penser que le Château va en pâtir plus que de coutume. Une troupe hétéroclite composée d’esprits, de nains, de mages, d’ombres, de barbares célibataires, de hobbits, d’animaux explosifs, de dragons… est en train de pénétrer dans chacune des pièces, pour ne plus en laisser une seule inexplorée. Mais il reste encore du temps… Mon maître en veut personnellement au Château, pour une raison qu’il est seul à connaître. J’étais un des serviteurs maléfiques du Château comme tu en as déjà rencontré, mais j’étais une expérience bien particulière, puisque j’étais une créature conçue pour être maléfique et cruelle. Tout les magiciens au service du Château s’étaient unis pour me créer, et j’étais une véritable réussite. J’ai éliminé un grand nombre d’aventuriers, avant que mon maître actuel ne me trouve, et ne me sauve, en quelque sorte. Mais mon côté monstrueux que je garde de mes « parents » ne me lâche toujours pas… C’est pour cela que je t’ai un peu traité avec dédain, mais j’étais aussi assez énervé que tu ais tué mes corbeaux… Ce sont un peu nos agents de surveillance dans le Château, capables de se transformer de colibri à dragon. C’est en partie grâce à eux que nous connaissons toutes ces informations sur les explorateurs. Mais ceux dont tu t’es débarrassé ne sont pas morts, pas vraiment, je l’ai appris par ceux-là… » continue-t-il en montrant les deux autres rapaces. « Nous ne sommes pas dans la réalité, en fait. Nous sommes dans une pièce du Château, mais dans une autre dimension, celle où nous évoluons pour échapper au Château et ses sbires. Ce prisonnier que tu recherches, dont nous ne savons pas plus que toi, t’a transporté ici, sans doute pour que tu nous rencontre. Ses pouvoirs sont impressionnants… Pour en revenir aux corbeaux, ils ont aperçus ton anneau et nous savions que cet anneau appartenait à un ennemi puissant. Nous t’avions vu le tuer, mais nous n’avions pas pensé à en informer les oiseaux, ce n’est pas eux qui l’ont découvert. Nous sommes en excellents termes avec Robin des Bois, tu sais… Et il avait assisté au combat. Tu le sais, tu étais là… Bref, les griffons ont cru bon de tenter de t’emmêler en te faisant croire que c’était l’anneau qui les faisait grandir. Visiblement, ça n’a pas marché.
Bref, nous avons besoin de toi pour combattre le Château. Et pour cela, je pense qu’il faudrait délivrer ce fameux prisonnier qui t’a propulsé ici. Nous avons réussi à identifier sa trace magique, et je pense que nous aurions pu envoyer plusieurs de nos meilleurs soldats vers lui s’il n’avait pas bloqué sa cellule par magie à toutes formes de vie… Sauf toi. Tu es la seule personne qui peut le libérer. »

Beaucoup d’informations à digérer. Beaucoup trop.
Mais, je ne sais comment, je sais que je peux le croire. J’en suis certain. Mais comment me fier à mon instinct sur une décision aussi importante ?
Quoique… A la réflexion, il aurait pu me tuer s’il en avait eu envie, et son histoire semble logique. Je choisis de le croire.
-Je… D’accord. Je prends mes affaires, et j’arrive. »
Je me retourne pour chercher mes armes, mais je me ravise :
-Et… Si vous avez vu tout ce qui m’est arrivé, pouvez-vous me le raconter ? Parce que j’ai eu comme des trous de mémoire, ces temps-ci…

Quelques minutes plus tard, après avoir retrouvé la mémoire et armé jusqu’au dents, je me prépare à retourner dans le monde réel par voie magique.
Je commence à ressentir un léger tiraillement au niveau du ventre…
Je me dirige enfin vers le prisonnier.

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