Tout au bout du bord de l’extrême, derrière les dernières montagnes du Monde, s’élève le Château des 100 000 pièces Les murailles, et les tours et les étages de ce palais s’élèvent, à ce qu’il vous paraît, bien au-delà des nuages, au-dessus des cimes.
LA SIXIÈME PIÈCE OU LA PIÈCE DES PENSÉES VIVANTES
LA SIXIÈME PIÈCE OU LA PIÈCE DES PENSÉES VIVANTES

LA SIXIÈME PIÈCE OU LA PIÈCE DES PENSÉES VIVANTES

Pièce n°1326

Ou la pièce qui n’arrangea pas ma folie.

Je me trouvais dans une sorte de plaine immense. Une plaine d’herbes et petites fleurs jaunes avec des touches bleues et violettes s’étalait à perte de vue. J’avais échappé au tigre de justesse. A ce moment-là, un bourdonnement se fit entendre et je vis une sorte de bourdon gros comme ma phalange… ou plutôt comme mon poing sortir d’une fleur. A peine une seconde plus tard, il était gros comme un chat puis comme un gros chien pour finir de la taille du tigre de la pièce précédente. Ce n’était pas un bourdon mais une masse sombre qui fut prise de tremblements et prit la forme de l’animal qui m’avait blessée. Un tigre majestueux se tenait devant moi.
D’autres petites masses noires sortirent des fleurs et m’entourèrent, grossissant différemment, prenant tour à tour les formes d’une porte qui claque, d’un tigre me sautant dessus, d’un arbre, d’un bras blessé, d’Edel… en un rien de temps, la plaine était couverte de ces espèces de formes noires. Elles ne semblaient pas spécialement agressives mais me donnaient froid dans le dos. Je n’avais pas bougé depuis mon arrivée, la porte en bois toujours contre mon dos.
Je pris appui dessus avant de fermer les yeux pour me calmer et réfléchir.
Les formes noires ne semblaient pas végétales ni animales, même si je penchais plus pour cette catégorie-là. Elles paraissaient polymorphes, pouvaient changer de taille en quelques secondes, prendre des formes les plus diverses possible… Je ne me souvenais pas avoir lu quoique ce soit sur de tels animaux. Par acquis de conscience, je passais en revue toutes les fiches descriptives des animaux que j’avais appris par cœur au palais des Anges, de la vache terrienne à l’Hippocampe spatial, de la fourmi à l’hydre gigantesque de Jupiter, des mouettes aux Dragons des Temps Perdus. Non, rien de tel n’était décrit dans la bibliothèque de mon Royaume.
J’ouvris les yeux et poussai un cri.
Devant moi se tenaient l’ensemble des animaux auxquels je venais de penser, noirs et attentifs. Immobiles même après mon cri.
Etrange…
Pourquoi l’Hippocampe spatial n’attaquait pas ? Pourquoi les oiseaux ne battaient pas des ailes, figés dans en l’air ? Pourquoi … ?
Au moment même où je pensais cela, les formes animales se mirent en mouvement.
Les oiseaux volèrent, le taureau racla le sol d’un sabot, l’éphan agita ses quadruples ailes. L’Hippocampe spatial me fonça dessus. Sans le prévoir, cette vision me rappela un souvenir.

***

La plaine était envahie et silencieuse. Deux lignes se faisaient face, se jaugeaient. Le soleil brillait timidement. L’attente et la tension rendaient l’atmosphère électrique.
Et puis, un mouvement, une main qui se lève, un signal.
Les rugissements particuliers des Hippocampes spatiaux, une espèce de chant dissonant associé à un roulement sourd, explosèrent. Des cris d’encouragements et de détermination les accompagnèrent tandis que les deux lignes foncèrent l’une vers l’autre.
Je fendais l’air, mon épée à la main.
En face de moi, un Hippocampe spatial, de la fumée sortant de ses naseaux, enveloppant son chevaucheur. Il approchait. Je n’arrivais pas à dévier ma trajectoire, encadrée par mes camarades. Je le voyais me fonçait dessus, enveloppé dans son armure et poursuivit par une brume noirâtre.
Je le voyais, avec ses narines frémissantes, ses yeux fous, sa mâchoire ouverte sur une double rangée de dents pointues…

***

L’image, au début seulement présente dans ce flash, se superposa sur la forme noire qui venait pour me percuter.
Les mêmes naseaux qui s’agrandissaient.
Les mêmes yeux injectés de sang.
Les mêmes dents dépassant des babines retroussées.
La même rage.
La même peur qui s’emparait de moi.
Je ne pouvais plus bouger, plus rien faire, juste regarder l’Hippocampe spatial se diriger sur moi.

***

Un choc dans mon dos. Je déviai un instant. Suffisamment pour éviter les dents aiguisées. J’heurtai le poitrail de l’animal à pleine vitesse et je tombai.
Vivante.

***

J’étais pétrifiée, paralysée, les yeux ouverts, attendant le choc.
Le polymorphe me passa à travers. A ce moment-là seulement, je retrouvai ma mobilité pour reculer d’un pas, action totalement inutile au demeurant.

D’autres souvenirs affluèrent, amenés par le précédant et les scènes se répétèrent autour de moi.
Un ange tombant, le corps à moitié arraché par les dents d’un Hippocampe, une ouverture nette à travers le ventre due à l’épée du Chevaucheur, les ailes tâchées de son propre sang, son arme encore serrée dans sa main.
Un bras amputé.
Un duel acharné, désespéré.

Je tombai à genoux, n’arrivant pas retenir les larmes qui glissaient sur mes joues.
J’avais mal.
Tout me faisait aussi mal que lorsque c’était vraiment arrivé.

Un corps allongé sur un lit auquel il manquait des morceaux de chaire, les ailes pendant lamentablement sur le sol, ternes. Sa seule main valide qui se lève et qui se saisit de la mienne. Les lèvres bougent pour prononcer quelques mots pour ensuite se figer dans un sourire, à jamais.

Je me balançais d’avant en arrière, les yeux fermés pour ne plus voir.
Pour ne pas revoir.
Mais les souvenirs défilaient tout de même.

Un enfant étendu sur le sol, sa mère en larme à ses côtés. Elle tendit sa main vers moi. Son regard me transperça. « de l’aide » murmurait-elle. Plus près d’elle, nos mains liées, veillant sur cet enfant trop pâle pour un enfant de son âge. Longtemps après, trop longtemps après, deux hommes. L’un pose sa main sur le front de l’enfant. Il secoue la tête en direction de la mère. Celle-ci tanguait. Un tissu recouvrit le visage de l’enfant. Sa mère s’effondra.

Comment vivre avec toute cette peine ?
J’aimerai partir. Fuir. Ne plus me souvenir.
Mais rien n’arrête le flot.
Je tombai en arrière.

Le ciel était bleu… si bleu… tout comme ce jour-là. Le soleil était là, ni violent ni triste, juste là.
Les larmes ne coulaient plus de mes yeux ouverts, qui regardaient sans voir.
Je ne pensai plus de façon cohérente.
Et puis, un mouvement. Un visage, du jaune, de l’orange, du bleu. Des couleurs. Quelqu’un. Edel.
Edel, le Château, les étranges formes noires… je repris pied dans la réalité.
Je m’assis. Autour de moi, des statues de douleurs parsemaient la plaine. Et devant moi, Edel qui me regardait d’un regard doux.
Je soufflais. La vie devait continuer et mon périple aussi. Et je devais sortir de cette pièce où les pensées prenaient corps.
Et si… ?
J’imaginai une porte. Elle apparut.
Je me relevai et poussa le battant. Avant de passer le pas, je me tournai vers Edel et murmurai : « Merci »

Autrice : Ailes d’Anges (Aile 1), sous le pseudo « Ailes d’Anges (Aile 1) »

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