Pièce n°1773
Écrite par troispetitspoints
Fait partie de la saga Chutes prophéties et assimilées (précédente)
« Vous pourriez pousser vos pieds ? Vos pieds ? EH GROGNASSE POUSSE TES PANARDS ! »
Sur ces mélodiques vociférations, j’ouvris les paupières. Comment avais-je atterri là ? Avais-je, avait-on, qui était-là ?
J’ai mal au crâne. L’idée me fait sourire, voilà que je parle comme un humain maintenant. Les Ombres ont-elles un crâne, n’ayant pas de corps ? Mais est-ce le moment de se poser des questions existentielles…
Parvenant à ajuster ma vue et tourner la tête, je pousse un soupir de soulagement en constatant qu’Annalayan est à mes côtés, bien qu’endormie. La personne ayant criaillé contre ses pieds, qui, effectivement, s’étalent sur le siège en face d’elle, a abandonné l’affaire.
Tout en promenant mes regards sur l’étrange lieu où nous nous trouvons, une pagaille de questions me traversent. Que s’est-il encore passé ? Pourquoi ai-je été si soulagé-e qu’Annalayan soit là ; nous ne pouvons pourtant être séparées.
Une foule se presse autour de nous, et bientôt une nouvelle personne commence à bougonner contre Annalayan et ses pieds visiblement gênants.
Je n’arrive pas à déterminer ce qu’est cette étrange pièce. Elle n’est pas très grande, toute en longueur. De part et d’autre d’un étroit couloir allant d’un bout à l’autre, des sièges élimés sont disposés, tous occupés, dont un par les pieds d’Annalayan, ce qui semble être le centre de l’attention générale. Les gens maugréent, se regardent en coin, déterminant du coin de l’œil qui interviendra pour cet outrage. Pas de quoi en faire tout un scandale, pourquoi ces gens sont-ils si aigris ? Dommage que je ne puisse pas aisément communiquer avec eux. Ils feraient moins les malins face à une Ombre en colère.
Je remarque à ce moment que pour une fois seuls des humains occupent cette pièce. De tout âge, de tout habillement dont je ne parviens pas à comprendre l’origine. Ces morceaux de tissus enserrant le cou de tant d’hommes, semblent être bien peu confortables, sans compter leurs vestes et chaussures fermées. Ils doivent avoir bien chaud. Quelle est le type de société assez cruelle pour forcer des gens à s’habiller de manière aussi peu commode par ces chaleurs ? Un grand nombre a à la main une mallette en cuir. Je suis un peu curieuxse de ce qui s’y trouve. Potions, armes, poisons, livres secrets ?
Je me repenche vers mon Oublieuse. Il n’y a personne d’autre que nous connaissons ici. Rien que nous deux, comme au début de notre aventure.
Je me sens sourire étrangement. A vrai dire, c’est plus un rictus mi satisfait mi venimeux. Mon Annalayan. Juste nous deux
Étrange. Suis-je réellement jaloux ? Non, tu la protèges, Ombre, c’est tout…
Il m’arrive de me parler à la troisième personne mais quelque chose sonne anormal dans mes pensées. Déformé. Rongé.
Peu importe.
Annalayan n’est pas inconsciente mais juste endormie. Profondément probablement, car le boucan de cette pièce est intense. Tournant un moment la tête de l’autre côté, un cri de surprise s’échappe de mes lèvres. La pièce est en fait en mouvement. Il semblerait que ce soit la pièce elle-même qui se déplace, car je peux observer par les vitres les pièces-paysage défiler. Une pièce dans les autres pièces ! Fascinant ! Je me laisse un instant griser par la vitesse de déplacement, très importante. Puis les mouvements que la pièce fait en se déplaçant commence à me rendre nauséeuxse, et je finis par vomir une substance grisâtre qui éclabousse le sol.
« Non mais c’est pas possible, ça se dégrade de plus en plus la fréquentation du réseau ! Regardez-moi ça, les pieds dégueu qui prennent un siège, elle n’a même pas de chaussure ! »
La femme ayant proféré bien fort ce commentaire me donne envie d’éclater de rire. Annalayan est bien plus à l’aise sans chaussures, qu’elle, avec ces chaussures dont le talon est aussi fin qu’une aiguille. Qu’ont-ils tous ces gens à chercher l’inconfort ?
« Elle doit être saoule pour ne pas se réveiller comme ça… Et qu’a-t-elle renversé par terre ? Ah, quelle odeur infecte ! »
Sur ce dernier point, c’était entièrement ma faute. Quoi que si cette pièce bouge autant, ça doit être assez courant que certains visiteurs en soient malades.
« Pauvre fille… surenchérit un autre habitant de la pièce. »
Pauvre fille. Pauvre fille, vraiment ? La fureur commence à m’envahir. Cet homme a-t-il a moindre idée de tout ce qu’Annalayan a traversé
De tout ce qu’on a traversé
De toutes ces épreuves qu’elle a surmonté
Que je l’ai faite surmonter
De tout ce à quoi elle a survécu, de son courage, son dévouement, sa force ?
De mon courage, mon dévouement, ma force grâce à laquelle on a survécu ?
Je commence à m’atteler à la tâche de la réveiller. Je la secoue, doucement, mais elle tressaille sans ouvrir les yeux. Même sans vue, ça indiquerait un vrai réveil.
Il allait falloir y aller plus fort avant que ces intrus ne sortent le contenu de leurs mallettes et étranges sacs minuscules devant contenir de minuscules armes. Mini armes, maxi dégâts comme on dit.
Je pose mes doigts d’Ombre sur ses joues et tapote doucement. Cette fraîcheur la fait émerger pour de bon.
Je ne l’imaginais pas nécessairement se lever et combattre ces gens, elle est plutôt du type à imiter leur posture et comportements le temps que l’on avise comment sortir de cette pièce. Bien que sans danger virulent et immédiat, je ne faisais aucune confiance aux locaux pour y rester plus de temps.
Sauf que malgré le tact de mon réveil, c’est tout de même dans un violent sursaut qu’elle émerge. Et elle se met immédiatement à crier.
Il est vrai que je ne savais pas où elle se trouvait avant cette pièce, peut-être que le changement était brutal. Et il est aussi vrai qu’une cinquantaine de personnes la fusillaient du regard
D’ailleurs question intéressante : où étais-je, moi, avant ?
Peu importe. Maintenant je peux protéger Annalayan…
Je tente de la calmer au plus vite, et lui parle d’une voix apaisée, bien que forte, pour me faire entendre malgré sa panique
« Annalayan ! Arrête de crier, tout va bien, je suis là ! Annalayan ! »
Elle ne me porte aucune attention, entièrement concentrée sur sa peur. Au moins, ses vociférations semblent effrayer les habitants de la pièce-tunnel. Ils se reculent et se tassent, n’osant plus intervenir auprès de celle qui semble leur paraître si étrange
Il faudrait tout de même qu’elle se calme. Le territoire ne semble pas ennemi et je n’ai pas vu, pour l’instant, de danger imminent, mais je n’y suis pas à l’aise non plus
« Annalayan arrête ! Bougre d’âne, tout va bien ! Arrête de paniquer tu attires encore plus leur attention !
Mais ses cris vont crescendo. Je me demande d’ailleurs ce qui la panique autant, car je n’ai pas partagé ma vue avec elle. Mieux vaut éviter de le faire pour l’instant.
Bruquement, une rage inconnue s’empare de moi. Elle va se taire oui ! C’est moi qui voit et décide de notre comportement
Le même rictus me tort les lèvres. Soudain, je la gifle
Aussitôt effectué, le geste m’horrifie. Que m’arrive-t-il ?
Mais il a fonctionné, car Annalayan cesse immédiatement d’hurler. Quelques instants s’écoulent ; les inconnus nous fixent sans bouger, peut-être de peur qu’elle recommence.
Enfin accessible au dialogue, je me confonds en excuses
—Annalayan ! Je suis tellement désolé-e, j’ai paniqué, je suis si désolé-e je n’aurais pas dû te gifler, c’était… C’était… C’était pas voulu, enfin ce n’était pas moi mais…
—Ombre ? C’est toi Ombre ? Non ce n’est pas toi, qui est-ce ? Où suis-je ? Qui est-ce ?
—Mais si enfin, c’est moi. Nul autre n’accompagne tes pas… On est dans une drôle de pièce qui se déplace. Veux-tu que je partage ma vue ? Tu pourras… »
« Ah, enfin ! »
La première femme ayant pestiféré sur Annalayan semble joyeuse. Par grands gestes, elle indique à d’autres personnes de s’approcher.
Deux messieurs s’avancent parmi les spectateurs, qui s’écartent à leur passage. Ils doivent avoir un grade supérieur aux leurs. Leurs tenues sont identiques, un peu trop grandes, et un écusson à leur portrait est accroché à leur poitrine. Qui dit uniforme dit secteur officiel ; seraient-ce des sbires du Château ?
« C’est pour elle que vous nous avez appelés ? demande l’un d’eux »
Le mépris audible dans le « elle » me fait grincer des dents. Annalayan se recroqueville, paralysée de peur. Je lui répète en boucle « tout va bien, tout va bien aller, je suis là, tout va bien » mais le courage que je souhaite lui insuffler ne suffit pas
« Mademoiselle, j’espère que votre titre de transport est en règle, parce que rien que les pieds sur le siège l’amende est à 60 euros. Vous avez votre ticket ou votre pass ?
Annalayan ne répond pas, et se replie de plus belle.
—Pas de pass ? C’est 50 euros en plus. A payer maintenant si vous avez de quoi, sinon on va devoir relever votre identité et ça fera 170.
Désormais en boule sur un coin du siège comme un animal pris au piège, même ses pensées ne me semblent pas claires tellement sa panique l’empoisonne. Je la couvre comme je peux
—Non mais regardez-la, je sais pas qui est cet énergumène mais vous feriez mieux d’appeler la police, elle doit être en fugue ou je ne sais quoi… intervient un autre inconnu »
L’autre homme en uniforme, qui jusque-là n’avait pas parlé, soupire et tend la main vers un appareil rectangulaire coincé à sa ceinture
Au même moment, une voix retentit dans la pièce.
« Mesdames, Messieurs, votre attention s’il vous plait. Suite à un malaise voyageur sur le réseau, votre rame de RER B direction Saint Rémi les Chevreuses, sera terminus Châtelet-les-Halles. Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée »
L’annonce, dont je ne comprends pas un traitre mot, fait l’effet d’une bombe générale. Les gens crient d’exaspération, se plaignent à volume élevé, des « Non ! » et des « Encore ? » surgissent de partout. Une dame fond en larmes, et rapidement les deux hommes en uniforme sont pris à partie.
Plus personne ne nous porte la moindre attention. Désormais anonyme dans le chaos, Annalayan reprend ses esprits.
« Je n’ai absolument rien compris à ce qu’il vient de se passer me glisse-t-elle
—Franchement, moi non plus. Ce n’est pas faute d’en avoir vues des bizarreries dans ce Château mais ce lieu et ces gens sont décidément bien étranges
—Tu m’as pourtant dit qu’il ne semblait y avoir ni piège ni arme
—C’est quand on ne les vois pas que les dangers font le plus peur
—Tu as raison… mais peut-être est-ce le moment de sortir d’ici, avant que tout ne monde ne se calme ? »
Et profitant de la cohue ambiante, et après lui avoir partagé ma vue, elle nous faufile vers le bout de la pièce où nous apercevons une porte. Partout, c’est le désordre. Nous voyant nous approcher de la porte, un homme qui n’avait pas assisté à la scène où nous tenions malgré nous le rôle principal, nous lance :
« Attend qu’le train s’arrête avant d’ouvrir c’te porte, p’tite sagouin »
Ne sachant pas trop à quel point il faut le remercier, nous nous contentons d’un signe de tête La pièce commence à ralentir, nous déséquilibrant. Dans le brouhaha ambiant, nous entendons « et l’autre crasseuse elle est passée où ? »
« Quand ça s’ouvre, on court… Vite… »
Je croise les doigts que la porte s’ouvre vite. Enfin, dans un dernier mouvement qui manque encore de nous faire tomber, la pièce s’immobilise et la porte s’ouvre
Nous sautons dehors. Quelques gouttes d’un liquide vert purulent, provenant d’une entaille à ma cheville, tombent au seuil de la pièce.
Wa. Super ton texte !🤘