LA PIÈCE-CHÂTELET
LA PIÈCE-CHÂTELET

LA PIÈCE-CHÂTELET

Pièce n°1836
Écrite par troispetitspoints
Explorée par Ombre
En compagnie de Analayann, Devhinn & Jad de Salicande
Fait partie de la saga << < Chutes prophéties et assimilées > >>

Les premiers pas dans cette pièce sont affreux.

Je tente de me raisonner, me dire qu’on a vécu bien pire (par exemple : frôler la mort, des tortures à la chaîne, assister à des meurtres en série). Rien à faire, le sol semble tanguer, et je n’arrive pas à déterminer si nous sommes en plein tremblement de terre ou si ce n’est qu’un ressenti.

Un pas. Deux pas. J’ai envie de m’asseoir, mais impossible. Annalayan marche à toute vitesse, cette fois-ci c’est elle qui entraîne mes pas.

La forcer à ralentir la cadence dilapide ce qui me restait d’énergie.

« Ombre… Ombre, tout va bien ? »

Je ne lui réponds pas, le cœur au bord des lèvres. Au moins, elle se soucie de moi.

« Ombre, que se passe-t-il ? Ta vision est floue. »

Merveilleux. Tant que ça n’impacte pas son confort, en a-t-elle quelque chose à faire de mon état ? J’ouvre la bouche pour lui répondre de manière bien cinglante, mais à la place d’une pique bien sentie, je dois me contenter de vomir encore une fois.

Elle ne peut pas m’aider physiquement, mais je sens bien son inquiétude. Son attention me revigore. Rien que nous deux

«  La pièce précédente bougeait beaucoup, celle-ci est immobile. C’est peut-être ça qui te rend malade. »

Effectivement, ça fait sens. Je lâche la poubelle que j’avais agrippée pour y rejeter ce qui restait dans ce qui me sert d’estomac. Un dernier haut-le-cœur m’envahit et se conclut sur les pieds de quelqu’un. Celui-ci, sentant l’odeur fétide, regarde sa semelle et esquisse une moue écœurée. Il s’essuie la chaussure sur l’écharpe d’un homme qui traîne par terre, et continue sa route.

« Charmant, commente Annalayan. Pas toi hein. Le type qui essuie ton vomi sur quelqu’un.

Il n’y a rien de drôle à sa phrase, pourtant j’explose de rire.

—Allons-y. Je me sens entièrement mieux. »

Cette dernière phrase est un semi-mensonge mais je dois reprendre l’ascendant. Annalayan se laisse de nouveau guider par mes pas dans la foule compacte.

Cette pièce ne se déplace pas mais ne semble pas plus accueillante que la précédente, même si aucun élément ostensiblement menaçant n’est apparent. Nous sommes dans une sorte de couloir. À droite, une cavité en contrebas tapissée de deux barres de métal parallèle et de barreaux de bois, un plafond concave carrelé de blanc, à gauche un mur sale orné des mêmes carreaux que le plafond. À intervalles réguliers, une mosaïque de carreaux bleus et blancs forment des lettres.

«  Châtelet.

Les lettres sont si grandes qu’Annalayan a pu les distinguer malgré notre vue approximative. Un frisson nous parcourt.

—Encore un enfant du Château ? »

Ma blague fait exploser Annalayan de rire, ce qui lui attire les regards noirs de ses voisins.

Nous sommes dans une foule si dense qu’elle n’en avance presque pas. Les gens y sont semblables à ceux de la pièce précédente, encore plus énervés. Des exclamations surgissent de partout, qualifiant la responsable de la situation, une certaine Èratépée, de noms bien fleuris.

Dans cette foule, je repère quelques personnes dans un uniforme semblable aux agents nous ayant menacé-es dans la pièce précédente. Malgré mes efforts pour les éviter, ils semblent de plus en plus nombreux. Nous avons, il faut le dire, du mal à nous faire discret-es. J’ai beau manœuvrer ses gestes au plus précis, Annalayan reste semi-aveugle et ne cesse de marcher sur des pieds et de distribuer des coups de coude. Elle se confond en excuse à la moindre bousculade.

J’observe qu’elle est loin d’être la seule à bousculer au hasard, mais que personne d’autre ne s’excuse des coups distribués, au contraire. Je lui partage cette observation, elle cesse de s’excuser à chaque bousculade et, miracle, nous nous fondons immédiatement beaucoup mieux dans l’anonymat de la foule.

« Non seulement ces brutes n’en n’ont rien à faire de se cogner, mais en plus c’est toi qu’ils regardent comme la malpolie quand tu t’excuses.

L’Oublieuse acquiesce d’un mouvement de tête. Je reprends :

— Peut-être que l’usage de la prochaine pièce sera d’insulter les gens tout en les bousculant…

—Je préfèrerais une pièce réellement reposante, répond-elle. Pour une fois. »

Encore une fois sa remarque, bien que n’étant pas fondamentalement hilarante, me fait exploser de rire. Du repos dans ce Château, prononcée à haute voix, l’idée n’en n’est que plus absurde.

Étrange de rire autant. Ayant déjà manqué de – littéralement – mourir de rire il y a quelques pièces, ces éclats d’hilarité s’ajoutent aux réactions brutales et violentes qui me prennent depuis la dernière pièce. Quelque chose ne va pas

Tout va bien. Tout va bien. L’auto conviction est facile. Tout va bien. Mes impressions s’effacent sous cette litanie. Tout va bien. Concentre-toi sur elle. Concentre-toi sur l’Oublieuse. Rien que vous deux

Un visage me sort de ces pensées. Le couloir a doublé de largeur mais la foule est toujours aussi compacte, les gens se succèdent et je n’y prête que peu d’attention. Annalayan, elle, avec cette (médiocre) vision partagée, ne distingue guère plus que des taches mouvantes.

Ce visage. Je le connais.

Bien sûr que je le connais.

Il se fout toujours sur notre chemin

« Ombre, je ne vois plus rien ! s’exclame Annalayn

Je ralentis nos pas.

—Ça doit être ma fatigue. Je suis désolé-e, c’est beaucoup d’énergie de partager une vision.

—Ombre, si tu es épuisé-e à ce point il faudrait se poser quelque part.

—Même si il y avait l’espace de s’asseoir, cette pièce grouille  d’uniformes. Mieux vaut ne pas gager qu’ils soient inoffensifs.

— Mais…

—Je gère, l’interrompis-je fermement. On va ralentir, ça va suffir.

— Tu vas t’épuiser encore davantage… Nous diriger seul-e c’est…

—Laisse-moi gérer Oublieuse, je gronde d’une voix plus grave. Laisse…

—A… ANNALAYAN ?! »

L’exclamation de Jad n’en est pas vraiment une. Son ton est plus celui d’une constatation : Annalayan est là, au même endroit que lui ; ça ne fait aucun sens.

Je profite du choc de l’Oublieuse pour rétablir progressivement sa vue.

L’instant semble durer une éternité, Jad réalisant qu’il l’a retrouvée dans ce contexte improbable, Annalayan conscientisant qu’il n’est pas mort et qu’effectivement le contexte de retrouvailles ne s’y prête pas.

Les informations doivent être difficiles à ingurgiter de manière si soudaine.

Autour de Jad et Annalayan, la foule se presse, les bouscule, peste, bougonne, mais tous finissent par les contourner. Comme si la multitude avait gobé chacun des individus qui nous entourent, le flot de gens n’est plus qu’un unique fleuve contournant le roc central.

Une larme perle sur ma joue, et sur celle d’Annalayan. Littéralement la goutte qui fait déborder le vase. Aucun des deux n’est capable de parler, mais y’a-t-il des mots pour ce genre de circonstances ?

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre, entremêlant leurs bras, leurs sanglots, leurs questions, leur choc et leurs cheveux.

Je n’ai aucune idée du temps écoulé depuis la séparation, mais en voyant la chevelure du magicien, il est clair que ça fait un sacré moment. Sa courte tignasse noire a fait place à une cascade emmêlée lui arrivant à mi-cuisse.

Jad bombarde Annalayan de questions, sans lui laisser le temps de répondre, peut-être est-ce davantage l’expression du choc que de réelles demandes. Annalayan, à l’inverse, est tétanisée et muette de stupeur.

Chacun, à sa manière, encaisse la situation, il s’agit d’abord de se retrouver ; les explications seront pour plus tard.

Je ne prête pas grande attention ni à ce qui se dit, ni à ce qui ne se dit pas. Je devrais être heureuxse pour Annalayan, et pour Jad, et pour nous trois, je devrais me joindre aux retrouvailles et mêler ma joie aux leurs. Problème, je ne ressens pas de joie. Et je n’ai pas très envie, en vérité, de m’attarder sur ce que je ressens. Je suis déchiré-e entre la constatation que je devrais être heureuxse, et celle que je ne le suis pas. Du tout.

Je ne sais pas si Jad se souvient de mon existence, ou s’en fiche, ou s’il a oublié qui accompagne les pas de l’Oublieuse.

Il n’a aucune importance. Tu es au-dessus de ça

Ma cheville droite est douloureuse. Y jetant un œil, j’y vois une entaille, identique à celle de la gauche par laquelle j’avais lié mes pas à ceux d’Annalayan il y a… longtemps. Assez longtemps pour qu’elle ne soit plus qu’une fine cicatrice. Cette plaie-ci n’est pas cicatrisée et n’est pas en bonne voie pour, à vrai dire elle semble plutôt infectée. Un liquide purulent en goutte, et la lésion pulse douloureusement.

« Ombre ? »

Leurs monologues se sont tus sans que je n’y porte d’attention. Ils me regardent avec inquiétude, ou peut-être pitié. Ma réaction, ou absence de réaction, a dû les intriguer.

Je ne réponds pas. Aucun mot ne pourrait être adapté, et sincère, et rassurant à la fois. Je mêle mon étreinte aux leurs, ce qui suffit à les rassurer.

Pelotonnés les uns contre les autres, au milieu de ce couloir bondé, la situation est si absurde que le temps s’en suspend.

« Où… comment… où étais-tu ?

Retranscrite ainsi, la question d’Annalayan semble agressive, mais elle la prononce avec une grande douceur. Elle reprend:

— Il… Aden a dit que… que tu étais mort… »

Je m’attends à ce que Jad rit ou s’étonne de notre crédulité, mais il semble d’abord troublé, puis se masse les tempes comme pour chasser une migraine ou des images trop intrusives.

« Il a bien failli avoir raison. Longue histoire. »

Il ressert son étreinte. Les mots mettront longtemps à sortir. 

Nous restons un instant ainsi. Il n’y a plus d’humaine, de magicien ou d’ombre, plus de rancœur et de questions, plus de danger, plus de Château, et même la mort qui nous rôde tant autour se fait oublier.

Juste une pelote de trois énergumènes dont les histoires se sont ligaturées les unes aux autres. Les séparations successives ont rouvert à vif les plaies de solitude que nous portons chacun.e, et que la présence des autres avait permis de cicatriser.

L’entaille de ma cheville est moins douloureuse, elle ne pulse plus mais je sens dans ce qui me sert de cage thoracique battre mon cœur un peu plus fermement.

Malgré la douceur du moment, je ne baisse pas complètement ma garde. Coup d’œil à gauche. Un homme en uniforme, assis sur rangée de siège d’une alcôve, nous fixe. Sa main finit de ranger, dans une poche à sa ceinture, un appareil rectangulaire. Aussitôt, je m’alerte. C’est le même type d’appareil qu’un autre homme en uniforme avait menacé de brandir dans la pièce précédente, lorsqu’une dame lui avait suggéré d’appeler des autorités.

Je relève la tête de notre pelote. Là, à droite, une femme portant le même uniforme, nous regarde également. Un peu plus loin en face de nous, un troisième.

« Jad, Annalayan, je ne veux pas interrompre les retrouvailles, mais on ferait peut-être mieux d’y aller tranquillement.

—Pourquoi, demande l’Oublieuse, sans relever la tête de la jungle capillaire de Jad.

—Avant qu’on doive courir. Je ne sais exactement qui nous cerne, mais on est cerné. Doucement ! je rajoute alors qu’ils se démêlent brutalement. Ils ne doivent pas voir qu’on se sait surveillés. »

Ils se séparent doucement, autant pour obéir à mon ordre – un nouveau rictus tord mes lèvres – que par regrets.

« On va sortir. Tranquillement, déclare Jad »

Il vacille en s’éloignant de quelques pas, et se retient au mur. Il n’a pas l’air en grande forme, je ne sais pas si Annalayan l’a senti. En tout cas, elle ne peut pas l’avoir vu.

Autant ne pas révéler au magicien qu’elle est aveugle. S’il marche assez lentement, je serais en capacité de la faire suivre sans avoir à mentionner la faiblesse de l’Oublieuse. L’idée de demander l’avis de cette dernière me traverse, réflexion vite mise de côté.

La foule ne s’écarte qu’à regrets, et nous n’avons fait que quelques pas lorsqu’un des individus en uniforme ne nous alpague.

« Eh ! Vous deux-là !

—Nous trois ? répond Annalayan spontanément.

La réponse désarçonne un instant l’homme, qui comme beaucoup n’a pas prêté attention à l’ombre de l’Oublieuse.

J’entendrais presque nos trois cerveaux mouliner à toute vitesse pour nous sortir de ce pétrin. Merde. À peine retrouvés, déjà dans la sauce.

— C’est bon, je m’en occupe. »

La voix me glace. Non par perspective de devoir faire affaire à un emmerdeur plus haut gradé, mais parce que c’est sa voix. De pire en pire ce qu’on retrouve

Devhinn pose ses mains sur les épaules de Jad et Annalayan, et pose un bref regard aux pieds de cette dernière, c’est-à-dire sur moi. Lui semble ne pas avoir changé, ni capillairement ni physiquement. Malgré l’atmosphère étouffante due aux centaines (milliers ?) de personnes en colère agglutinées, il porte une veste trop grande qui ne lui appartient probablement pas, et des gants. Sur son crâne, une casquette brodée des lettres « R.A.T.P. » me renseigne au moins sur l’origine du bazar ambiant. Celui-ci doit être dû à l’organisme dont l’acronyme orne la casquette de Devhinn et non pas à une personne nommée « Èratépé » que tout le monde maudit depuis tout à l’heure. Je sourirais presque de ma bêtise si je n’étais pas aussi préoccupé par savoir si je peux lui faire confiance.

Soudain je relie sa voix à celle ayant retenti plus tôt dans la pièce, informant de la présence d’agents dans la pièce et nous conseillons de nous fondre dans la masse. Le message devait nous être destiné, mais comment nous a-t-il vu avant ? Ou plutôt, pourquoi n’est-il pas venu plus tôt ?

D’autres personnes en uniforme s’approchent, les fameux « agents ». Devhinn se tient bien droit et maintient fermement sa prise sur les épaules de Jad et Annalayan. Il joue gros à ce bluff, sa tension est palpable, ça passe ou ça casse. D’un mouvement de poignet, il les fait avancer.

«  Un instant, heu…

—Ismail. Je m’appelle Ismail, je suis chargé de les conduire à la station de contrôle.

L’argument ne semble pas convaincre les quatre agents qui nous entourent. Devhinn les fusille du regard.

—Je m’en occupe les gars. Y’a trop de caméras ici, et promis je ne les abîme pas trop.

Il esquisse un sourire pour signifier que sa dernière phrase n’était qu’une plaisanterie, mais l’effet escompté est bien meilleur, quoique surprenant. Un des agents éclate d’un rire gras, assène un coup amical dans le dos de Devhinn/Ismail.

—T’apprends vite pour un jeunot, allez filez. Profite bien. Et filme la rouste hein, tu nous montreras en pause ! »

Sans demander son reste, Devhinn nous fait avancer quelques mètres, afin d’être sûr de ne pas être entendu :

« Je sais pas ce qu’il sous-entendait exactement mais ça a marché. Maintenant trouvons un endroit plus calme. Navré, tant qu’on sera pas en sécurité, je continue à vous tenir comme ça. Apparemment c’est crédible. »

De derrière un mur apparaît une volée d’escalier, que nous gravissons péniblement. Chacun semblant dans l’ignorance complète des péripéties précédentes des autres, nous brûlons d’être au calme pour enfin tout nous raconter. En tout cas, les trois ont hâte de pouvoir parler tranquillement. Je ne sais toujours pas ce que j’ai à leur raconter. La dernière séparation a fait mal, c’est tout ce que je sais, mais je ne suis pas sûr-e de vouloir me rappeler des souffrances endurées. Ni d’où j’étais. Ni d’avec qui. Ni, en fait, de qui j’y étais

Pour maintenir l’illusion d’un agent escortant deux voyous, Devhinn est au milieu, Annalayn à sa gauche, pouvant ainsi se tenir à la rampe de l’escalier dont nous occupons toute la largeur.

Nous gravissons lentement la volée de marche conduisant à… À on verra bien.

Derrière, notre lenteur exaspère de nouvelles personnes mal lunées. Décidément, n’y a-t-il que ça ici ?

Une femme impatiente finit par forcer notre barrage et fonce dans Annalayn qui tombe en avant. Un flot de personnes s’engouffre dans la brèche créée, et commence à — littéralement —  lui marcher dessus. Devhinn s’interpose et commence à hurler sur les sans-gêne écrasant au sol une personne ayant trébuché. Aucun regard compatissant pour ladite personne, que je me dépêche de relever et conduire derrière notre groupe.

Devhinn hurle copieusement sur un homme gueulant en retour qu’il n’en a rien à foutre de ceux qui savent pas tenir debout, et qu’il a déjà une heure de retard à cause de cette foutue RATP qui ne fonctionne jamais. Son regard s’interrompt sur la casquette de Devhinn, et je sens les ennuis revenir.

Sans attendre, je glisse mes mains sur sa nuque. Il se retourne en hurlant, terrifié, brandissant devant lui sa ridicule malette. Manquant d’exploser de rire devant la scène, nous en profitions surtout pour nous esquiver, marchant désormais en file indienne à droite des escaliers, Devhinn gardant sa casquette à la main.

Jad et Devhinn s’écartent sans y penser du mendiant posté en haut des marches, mais je ne pense pas à prévenir Annalayan, qui donne un coup de pied dans le gobelet posé devant lui. Il vole sur plusieurs mètres, répandant aux alentours les pièces qu’il contenait. Le vieil homme jette un regard craintif sur nous. Nous nous répandons en excuses, ce qui semble le surprendre, et nous nous précipitons tout autour récupérer les pièces qui, heureusement, n’ont pas volé bien loin. Je fais rouler la dernière vers Jad qui les replace dans le gobelet, et s’arrête un instant, pensif.

« Je suis désolé Monsieur, nous n’avons aucune monnaie sur nous pour nous faire pardonner…

— C’est pas grave les jeunes, vous m’avez pas ignoré et ça, ça c’est déjà précieux ici. C’est moi qui vous r’mercie, de pas avoir fait semblant de rien. Les gens, ça n’en a rien à foutre de ceux qui sont dans la galère, jusqu’à ce qu’ils y soient eux-mêmes. »

Annalayan, qui était restée près de lui, inutile dans la quête des pièces, se décale un instant, et pose le pied sur une pièce qui avait roulé derrière. Elle se penche pour la ramasser, à tâtons. Un bref instant, tout devint noir. Retrouvant la vue, je vis les autres passants de la pièce plisser les yeux, comme si chacun avait été étourdi au même instant. Annalayan, plus vive que nous à comprendre, avait glissé la pièce dans sa poche.

« Monsieur, dit-elle au SDF, il y avait une pièce derrière moi. Je l’ai ramassée et… s’il vous plaît… j’en ai besoin. Je sais que vous aussi, je suis désolée, mais… elle est importante pour moi. Très importante.”

L’homme ne s’offusque pas de la demande, et semble au contraire plutôt touché.

—Gardez-la. Les gens ne me donnent que des centimes, me prendre une pièce ne changera pas ma vie, mais si elle peut changer la vôtre. »

Une gêne parcourt notre groupe. Nous n’avons rien à offrir en retour à cet homme qui est bien le seul à nous manifester politesse et gentillesse depuis l’entrée dans cette pièce. Bien sûr, nous ne pouvons faire confiance à personne dans ce Château, peut-être qu’il nous manipule pour nous forcer à nous dévoiler, mais quelle importance. Ce ne serait pas le premier piège dans lequel nous tomberions.

Il rebaisse les yeux vers le sol qu’il fixe si souvent, et tressaille en voyant bouger l’ombre de la jeune femme debout devant lui. Un coup d’œil vers l’Oublieuse lui confirme que celle-ci est restée immobile. Je tends vers lui une des rares choses que je possède au moment où il touche l’ombre de l’objet, un pot de sauce au poivre se matérialise entre ses mains. Il explose d’un rire sincère.

Annalayan lui traduit mes mots :

« Mon ombre s’excuse de n’avoir que ça à vous donner, et espère qu’il n’est pas périmé, même si iel a conscience que ça ne vous servira pas à grand-chose. »

—Gardez ma pièce. Vous êtes de drôles d’énergumènes, votre souvenir me réchauffera longtemps. Allez, allez, traînez pas. Et bonne route les jeunes, achève-t-il avec un clin d’œil. »

Le hall où nous arrivons est bondé également, mais il semble faire partie de la pièce précédente, car nous n’avons franchi aucune porte, et aucune n’est visible à l’horizon. Nous jouons des pieds et des coudes, Annalayan entourée de Jad et Devhinn, qui lui font éviter les obstacles et manœuvre dans la foule, moins dense qu’au sous-sol. Nous nous forçons de prendre l’air de ceux qui savent où ils vont, imitant les gens autour qui semblent si pressés et si sûrs d’eux. Nous jetons de fréquents regards autour de nous, et faisons de larges détours pour éviter les petits groupes d’agents.

Devant nous, enfin, se dressent des portillons qui pourront peut-être nous permettre de sortir d’ici. Un tourniquet et une porte les composent ; Jad le premier tente de passer, mais le tourniquet reste bloqué. Il jette un œil en arrière, peut-être que ses cheveux se sont bloqués quelque part, mais non, c’est le tourniquet qui refuse de se déverrouiller.

« Par-là, nous indique discrètement une dame. Le tourniquet de celui-ci est cassé depuis longtemps, mais pas la porte, attendez. »

Elle passe devant nous, pose une carte sur le devant de la structure soutenant le portillon. Celui-ci émet un bip sonore, la dame passe et nous tient la porte. Devhinn s’avance, sur ses gardes, le tourniquet cassé le laisse passer. Il hésite un bref instant, puis passe le portillon et disparaît à nos regards, alors que la dame est toujours visible. Jad prend le passage en second, puis Annalayan. La dame laisse tomber la porte, pensant nous avoir tous fait passer.

Heureusement, l’espace vacant du portillon est amplement suffisant pour une Ombre. Je m’y faufile.

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