Pièce n°1842
Écrite par un gars
Explorée par Devhinn
En compagnie de Analayann, Jad de Salicande & Ombre
Fait partie de la saga << < Chutes prophéties et assimilées > >>
Carnet de Devhinn
63ème pièce
J’ai l’impression d’être un clown.
Mes pieds quittent la moquette pour la terre, sèche, un sentier qui s’élargit vite, bordé d’étendues d’eaux stagnantes et de rares arbres assez majestueux, des sycomores, je crois. Je sais pas d’où je sors ça.
Un clown, ou un porte-manteau. La veste de manutentionnaire, la casquette, et les gants, purée, qu’est-ce qu’il fait chaud avec ces gants.
Je marche devant. J’essaie de renouer avec cette habitude si lointaine dans mon esprit de la description, précise, substantielle, de notre environnement. L’eau verte s’étend jusqu’à l’horizon de chaque côté, il y a des roseaux un peu partout sur les bords, une porte plantée dans l’allée au loin. Un clown, dérouté, avec une mission absurde qu’il remplit, parce que c’est comme ça. Après tout, il y en a d’autres qui voient. Il y en a d’autres qui peuvent le faire.
Ombre est muet.te. Je ne peux pas m’empêcher d’être inquiet, une inquiétude qui comprend ellui, Analayann, la suite des événements. Nous n’avons jamais été aussi rassemblé.es, aussi proches les un.es des autres, pourtant, j’ai l’impression que tout se délite, échappe à la cohésion. Nous sommes mué.es par rien, et cela doit suffire, c’est presque mieux, de se perdre dans rien un peu, d’avancer pour rien au lieu de fuir tout un Château en furie. Des clowns, voilà ce que nous sommes.
– Et là ce ne serait pas une barque ?
Jad, les yeux grands ouverts comme s’il essayait d’y faire rentrer toute la magie possible, pointe l’eau sur notre gauche. Étonnamment, depuis que Jad a refait surface, c’est comme si un poids, si léger soit-il, s’était retiré de mes épaules. Notre, comment dire ça, “rôle social” dans le groupe étant similaire, mais ses liens aux autres plus étroits, j’ai pu me mettre en retrait.
Boire une tasse de thé, réfléchir.
Je ne sais pas où j’en suis.
– C’est vrai oui. Il y en a d’autres dans la distance.
Dans le lointain de cette eau qui ne semble pas trouver de fin, d’autres formes brunes dansent, doucement. La barque la plus proche est coincée dans une foule de roseaux, desquels se dégagent, manifestement, des murmures.
– On entend des gens non ? A gauche, mais je vois personne, et vous ?
Pendant un instant, Analayann n’obtient pas réponse. Non, nous ne voyons personne. Une barque et des roseaux, un chouette tableau oui, quelqu’un, non.
– C’est quoi ces conneries encore ?
Ombre se faufile à mon niveau. Son ton est aigre, mais pas assez à ce moment-là pour que cela m’étonne.
– C’est pas croyable…
– … il suffit d’une heure…
– … ah c’est pas de pot !
Je ne comprends pas tout de suite. Les phrases fusent devant nous, se chevauchent les unes et les autres, mais personne ne semble les porter. Alors qu’Ombre s’avance encore et que nous suivons mécaniquement, le ton change avec le même enchevêtrement de voix murmurées.
– Allons bon v’la aut’chose !
– Ça vient se planter là…
– … on a pas assez de problèmes…
– … z’êtes pas du coin vous ?
Comment vous expliquer. Il faut y être pour le comprendre mais… Là, en quelques secondes, une foule de roseaux se tourne vers nous. N’imaginez pas un visage ou quelque ajout, ce sont des roseaux. C’est tout. Alors est-ce qu’ils nous… regardent ?
– Y en a d’autres des plantes comme vous ?
Analayann tique sur la question d’Ombre.
– Attendez c’est vraiment les roseaux qui…
– Ben y vont se tenir les humains…
– … critiquer, toujours critiquer…
– … regardez-vous avant de juger !
Ombre insiste.
– Des trèfles ? Des trèfles qui se tordent, ça vous parle ?
– Ha ! Elle est bonne…
– … se tordre ? Y se bougent pas les feuilles…
– … quand il faut se lever pour les droits végétaux…
– … verrez pas un trèfle dans le coin…
– … ces privilégiés…
– … ah ils se prennent pas des barques, eux !
J’ai de brèves images d’une course à travers une étendue verte, maintenant que j’y pense, des trèfles peut-être, mais immenses, et… Bruyants. Analayann essaie de suivre, et Jad secoue la tête sans comprendre. De leur côté les roseaux repartent de plus belle, et s’ils avaient poings et pancartes, les brandiraient sans doute en ce moment.
Quatre clowns parlant aux roseaux d’une barque abandonnée. Je m’impatiente.
– Purée, une chose à la fois, on pousse cette barque et on passe à la suite.
Je m’avance vers l’embarcation, plaidant l’accalmie dans la roselière. Il manquerait plus que je me mette à dos des roseaux. Enfin qu’on se… Bref, pas envie de ça.
– C’est quand même pas croyable…
– … on rentre d’une manifestation…
– … et voilà que sur les lieux…
– … une barque nous a chipé la place…
– … félonie !
– … faudrait qu’on ploie ? Non, y a des lois !
– … faites au moins quelque chose…
– … c’est trop demander ?
J’ai de l’eau aux genoux quand je me retrouve au milieu des végétaux. Malgré la cacophonie, j’entends derrière moi un compagnon me dire que “Devhinn, on peut passer notre chemin sinon ?”. Mais trop tard, dans l’eau froide et tourbeuse j’ai déjà atteint la barque.
« Mué.es par rien, avancer pour rien. » Je suis vraiment trop bête.
Au creux de la barque, mains et pieds plantés dans la coque, Eno.
L’image sanglante vient pulvériser les autres dans ma mémoire, de l’elfe naïf tel que je l’ai rencontré à celui embourbé, inconscient, dans la Créature.
Je n’avais pas besoin de ça, de lui, de paumes et chevilles transpercées par des clous, pas besoin d’une victime de plus à regarder dans les yeux.
Je crois que ce sont ses yeux qui me font tomber.
La peur et la douleur infinie dans le regard d’Eno, je les emporte dans la tourbière, m’y enfonce frappé par le choc de ses yeux qui crient l’incompréhension.
Sous la surface, j’entends les exclamations des roseaux mêlées à d’autres cris. Bientôt l’eau autour de moi est brassée à la terre, et j’avale autant de chaque élément. On me soulève, comme si on m’électrisait en même temps.
– Ce qu’il faut pas faire…
Je m’affale et tangue sur le rebord de la coque, en libérant un flot de vase. Ombre et Jad sont à mon niveau, ce dernier alternant entre mon corps secoué de tremblements et celui cloué dans la barque.
– Putain c’est qui ce type ?
– Eno, je hoquète, faut qu’on le sorte…
– Attend deux secondes Devhinn t’as failli te noyer…
– Faut qu’on le sorte je te dis !
Je suis incontrôlable, gravissant tant bien que mal la coque trop haute, avant de sentir qu’on me pousse à l’intérieur. Basculé de l’autre côté, je vois passer le regard résolu de Jad, avant de me concentrer sur Eno.
Ses yeux sont dans le vague, sa bouche tordue. Frêle, contusionné, il semble avoir pris 20 ans. Je m’attaque à une première cheville, poinçonnée dans la coque, dont j’arrache le clou démesurément long sans ménagement. Puis le deuxième, chaque fois déclenchant un cri de douleur écoeurant. Je vois flou. Des larmes qui prennent leurs sources dans trop d’émotions m’embuent et je titube avec la valse du bateau. J’entends un nouveau cri. Devant moi, Jad et Ombre s’occupent des mains. Des gerbes de sang coulent comme à l’infini. Je bascule.
Je me réveille en sursaut, et me cogne front contre front contre Analayann qui m’observait, je suppose. J’ai l’impression d’avoir pris une claque.
Cette dernière, se tenant le crâne, échappe un juron.
– On essaie de te réveiller… Eno tient pas en place.
À quelques mètres, l’elfe s’agite au sol comme une proie, pendant qu’un Jad trempé essaie vainement de bander sa cheville en sang, quand bien même Ombre le maintient par les épaules. Je me relève trop vite, sonné, souffle court, m’approche.
– Eno, Eno je suis désolé, pour tout je…
L’elfe se fait moins vigoureux, et bientôt, plante son regard dans le mien. Deux yeux gris qui me disent tant de choses en si peu de temps.
Je te reconnais.
J’ai peur.
Tu me fais peur.
Jad reçoit le talon d’Eno dans le nez avant que je ne puisse réagir, échappe au contrôle d’Ombre, et file à toute vitesse vers la porte fichée au centre de l’allée, sans bâtiment, sans murs. Comme si elle ne menait à rien.
Je cours déjà à sa suite quand je vois en émerger un, deux contrôleurs RATP empressés. Eno ne s’arrête pas, en fichant un par terre, et disparaissant dans l’embrasure. J’ai une vingtaine de mètres de retard, une course hachée par un corps fragilisé, et je me rends bien compte que je ne ferais pas le poids face aux gardes qui m’observent déjà.
L’un grimace.
Et ils partent à la suite d’Eno.
Je décélère, sans comprendre. Les pas de mes compagnons approchent. Les contrôleurs étaient des dizaines à nos trousses un peu plus tôt, et devant un seul elfe apeuré, changent de cap.
– Voilà autre chose, s’interroge Jad en fixant la porte, alors qu’iels déboulent à mon niveau, essoufflé.es. Belle magie.
– Que s’est-il passé ? demande Analayann. Il t’a dit quelque chose ?
– Il est pas commode ton gamin, maugrée Ombre. Tu le connais si bien que ça ?
Non. Non, je pensais seulement qu’il avait disparu pour de bon. Que c’était une personne de moins à qui devoir quelque chose.
– Je sais pas. J’en sais rien. Mais je peux pas le laisser comme ça.
Je suis mort de froid. De peur. De honte. Et mué par tous, tous ces chagrins, je m’avance, au milieu des autres.
Dans l’espoir que cela cesse.
Les roseaux qui disent « Faudrait qu’on ploie » élue meilleure blague du mois de décembre !
Une phrase magnifique aussi « Que c’était une personne de moins à qui devoir quelque chose. »
L’image d’Eno me fait un drôle d’effet après avoir travaillé une semaine devant un énorme tableau de Christ en croix. :’) Je ne m’attendais pas à ce que les contrôleurs RATP redéboulent à la fin !
J’aime trop trop trop (tout) (comme d’hab depuis 2014). Pour moi cette pièce est tellement emblématique du Château !! La fatigue existentielle !! Un ancien personnage qui ressurgit ! Les contrôleurs RATP ! Beaucoup de chagrin ! Je suis contente que le gang soit de nouveau réuni, hâte de connaître la suite !